Martin
Le Chevallier

14.09.2016

Félicité

Félicité Bliss, 2001
Vidéo interactive
Acteurs : Olivier Bardin et Annabel Vergne
Voix : Martin Le Chevallier (français et italien),
Floyd Humphrey (Anglais)
Vidéo couleurs DVPAL 1:33, son stéréo, durée variable.
Interaction avec une souris
Tirage : 5 + 1HC
Collection : Centre National des Arts Plastiques (CNAP), Paris

Réalisé à la Villa Médicis à Rome, Félicité raconte la quête d’un bonheur collectif. Sa forme interactive permet au spectateur de se promener librement dans un ensemble de vidéos, chacune mettant en scène deux personnages oisifs. Cette navigation est accompagnée d’une voix off (texte ci-dessous) évoquant une société idéale fondée sur une multitude d’abolitions : celle de la servitude, de la propriété, de la religion, du travail, de la famille, etc. Félicité préfigure l’encyclopédie participative abolitions.net

TEXTE DE LA VOIX OFF
Selon la tradition, ils sont perpétuellement à la recherche du pays où l’on ne meurt pas.
D’après Claude Lévi-Strauss, à propos des Tupi-Guarani (Tristes tropiques).

En réalité, il y a bien longtemps qu’ils ont renoncé à ces vaines pérégrinations. Ils vivent au jour le jour et pensent peu au lendemain qui prend soin de lui-même.
D’après Dieudonné Zognong (article « Profils anthropologiques des Pygmées »).

Pour trouver leur nourriture, il leur suffit de lever la main pour cueillir ce fruit doux et savoureux que le chêne robuste tend gracieusement. Les sources claires, les rivières rapides offrent, dans une généreuse abondance, une eau transparente et pure. Aux fentes des rochers, aux creux des troncs, s’établissent les abeilles laborieuses. Elles abandonnent au premier venu, sans rien exiger en retour, leur fertile et délicieuse récolte. Tout n’est que paix, harmonie et concorde.
D’après Cervantes (L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche).

La terre est disposée de telle façon qu’elle forme sur toute son étendue une seule cité, composée de communes bien distinctes, pourvues de tout ce qui est nécessaire à leur fonctionnement. Chacune est paradisiaque et reliée à toutes les autres communes du globe, de sorte que la terre entière ne forme plus que cette grande Cité unique que l’on appelle la Nouvelle Jérusalem ou le Paradis terrestre unifié. Les espaces entre les communes sont disposés en jardins, en bosquets, en champs fertiles, et sont aussi beaux qu’il est possible au savoir humain et aux méthodes scientifiques de les rendre.
D’après Robert Owen (La Gazette millénaire).

Ils ne songent pas à conquérir de nouvelles terres, car ils jouissent d’une abondance telle, qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont définitivement dans cet heureux point, à ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux.
D’après Montaigne, à propos des cannibales (Essais).

Ainsi, la notion de patrie leur est parfaitement étrangère.
D’après le père Henry Habib Ayrout, à propos des paysans

égyptiens (in Ethnologie régionale I, Bibliothèque de la Pléiade). Ici, nul ne songerait à accorder un caractère sacré à une frontière ou à défendre le sol de ses aïeux.
D’après Jacques Weulersse, à propos du « paysan d’Orient », (in Ethnologie régionale I, Bibliothèque de la Pléiade).

Nul ne songerait non plus à rechercher le pouvoir. Initialement, distribuer ses biens, plutôt que les accumuler, permettait de gravir les échelons de la société. En effet, un homme atteignait le pouvoir par sa prodigalité, dans les sacrifices de porcs, dans les fêtes qu’il organisait, les repas qu’il offrait.
D’après Françoise Girard, à propos des Néo-Guinéens (Ethnologie régionale I, Bibliothèque de la Pléiade).

Puis, l’organisation sociale et politique devint démocratique. Tous les membres d’une famille étendue choisissaient parmi eux un représentant ou un chef. L’ensemble de ces chefs formait un conseil. Et lorsqu’il s’agissait de prendre une décision, au lieu de compter les voix, ils procédaient d’une manière beaucoup plus élégante et courtoise, consistant à poursuivre la discussion jusqu’à ce qu’ils parviennent à l’unanimité, but qu’ils atteignaient toujours.
D’après Bengt Danielsson, à propos des Polynésiens (Ethnologie régionale I, Bibliothèque de la Pléiade).

À présent que toutes les décisions ont été prises, il n’y a plus ni chef, ni conseil, ni État. Toutes choses devenues parfaitement inutiles. Il n’y a point d’armée. Très pacifiques, ils s’étaient installés là afin d’y exercer leur commerce. Ils avaient refusé de porter les armes, ne songeant qu’à faire fructifier leur pécule.
D’après Henri Lhote, à propos des Mozabites (Ethnologie régionale I, Bibliothèque de la Pléiade).

Mais le climat bénin dont ils bénéficiaient leur permettait de récolter toute l’année les fruits de l’arbre à pain, des tubercules et des bananes. De plus, ils disposaient d’une mer qui abondait en poissons de toutes espèces. Ainsi, chaque individu put avec facilité pourvoir à ses propres besoins et à ceux de sa famille. Devenues inutiles, toutes les formes de commerce ou de troc eurent tôt fait de disparaître.
D’après Bengt Danielsson, à propos des Polynésiens (Ethnologie régionale I, Bibliothèque de la Pléiade)

La propriété, elle, n’avait pas disparu ; ce qui justifiait la présence d’un corps de police. Cette police ne concevait pas que le châtiment du coupable dût se traduire par une rupture des liens sociaux. Aussi n’y avait-il pas de prisons. Si un individu avait enfreint la loi, il était puni par la destruction de tous ses biens. Mais du même coup, la police contractait une dette à son égard ; il lui incombait alors d’organiser la réparation collective du dommage dont le coupable avait été, pour son châtiment, la victime. Cette réparation faisait de ce dernier l’obligé du groupe. Il devait donc à son tour, marquer sa reconnaissance par des cadeaux que la collectivité entière – et la police elle-même – l’aidait à rassembler, ce qui inversait de nouveau les rapports ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que, au terme de toute une série de cadeaux et de contre-cadeaux, le désordre antérieur fût progressivement amorti et que l’ordre initial fût restauré.
D’après Claude Lévi-Strauss, à propos des Indiens des Plaines d’Amérique du Nord (Tristes tropiques).

Ils finirent par trouver ce système un peu compliqué. Ils instituèrent l’égalité des biens. Grâce à celleci, point de vols ; le vol n’étant que l’envie de s’approprier ce qu’on n’a pas, et ce qu’on est jaloux de voir à un autre ; mais, dès que chacun possède la même chose, ce désir criminel ne peut plus exister. Les divisions intestines étaient empêchées par l’égalité des rangs et des biens, toutes les sources du meurtre étaient ainsi éteintes. Par l’égalité, plus d’avarice, plus d’ambition. Plus de successeurs impatients de jouir, c’était en effet l’âge qui donnait des biens et jamais la mort des parents ; cette mort n’étant plus désirée, plus de parricides, de fratricides et autres atrocités. Peu de suicides, l’infortune seule y aurait conduit : ici, tout le monde étant heureux, et tous l’étant également, pourquoi auraient-ils cherché à se détruire ?
D’après D.A.F. de Sade (Aline et Valcour).

La propriété fut finalement abolie. Celle des outils de production dans un premier temps, puis, peu après, celle de tous les autres biens. Ils pratiquent aujourd’hui une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes.
D’après Louis Antoine de Bougainville (Voyage autour du monde).

Un système de rotation quinquennale des habitations empêche tout processus durable d’appropriation. Aucune accumulation de biens n’est tolérée. Cette société, égalitaire et ennemie du profit, répartit tout ce qu’elle produit.
D’après Jean Malaurie, à propos des Esquimaux (Les derniers rois de Thulé).

En réalité, il n’y a pas grand chose à produire. Ils ne consacrent que deux heures par jour à assurer l’ensemble de leurs besoins. Cette société d’abondance, pour laquelle la satisfaction des besoins ne se heurte pas à la rareté, ne connaît pas le surmenage.
D’après Marshall Sahlins (Âge de pierre, âge d’abondance).

Personne n’est d’ailleurs enfermé dans un cercle unique d’activités. Chacun peut se former dans la branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui lui permet de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de s’occuper d’élevage le soir et de s’adonner à la critique après le repas, selon son désir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique.
D’après Karl Marx (L’idéologie allemande).

Mais avant d’en arriver là, l’organisation de l’activité connut quelques tâtonnements, imputables à d’antiques superstitions. Ils avaient, en effet, d’abord cru à l’existence d’un être suprême. Celui-ci, afin de créer les hommes, aurait tiré de la terre différentes tribus. Il aurait confié l’agriculture à certaines et la chasse à d’autres. Une divinité secondaire les aurait alors aperçus, oubliés au fond d’un trou et les en aurait fait sortir ; mais comme il ne restait rien pour eux, ils auraient eu droit à la seule fonction encore disponible, celle d’opprimer et d’exploiter les autres.
D’après Claude Lévi-Strauss, à propos des Mbaya (Tristes tropiques).

Il firent cela de la manière la plus paisible du monde. Pour tout exercice, ils se livraient à des jeux qui pouvaient les exciter et les amuser sans pour autant les fatiguer beaucoup. S’ils mangeaient trop (ce qui était fréquent), des serviteurs étaient toujours prêts à les assister, à les entourer de soins qui tenaient lieu de l’exercice physique auquel leurs maîtres auraient pu se livrer. Ces soins consistaient en un massage merveilleux, en frictions, en étirements et mouvements qui faisaient craquer les articulations, traitement qui permettait de régénérer complètement l’organisme en cas d’indigestion ou de fatigue. Plus les chefs étaient gras, plus ils en avaient besoin. Leur position la plus habituelle était la position allongée sur des divans de nattes fines, assistés d’une suite qui se consacrait entièrement à leur béatitude physique. Certains les éventaient, chassaient les insectes, tenaient les crachoirs ; d’autres leur donnaient à manger, les massaient, les coiffaient ou les habillaient. En un mot, ils pouvaient se livrer à une activité extrême ou à la paresse, à la tempérance ou à la sensualité, selon leur bon plaisir.
D’après James J. Jarves, à propos des Polynésiens (History of the Hawaiian or Sandwich Islands).

Ils avaient ainsi connu le bonheur au moyen de l’esclavage. Mais un esprit brillant suggéra un jour son abolition au profit d’un principe contractuel qui consistait en l’échange d’une certaine quantité d’argent contre une certaine quantité de travail. Cet ingénieux système reposait sur une quantification du travail au moyen du temps. Il ne s’agissait donc plus de se vendre, mais de vendre momentanément sa force de travail. Cette relation contractuelle de gré à gré semblait faire de chacun un homme libre. La religion du travail était née. Au bout de quelques temps, ils s’aperçurent que diviser la société entre exploiteurs et exploités n’était pas satisfaisant. Ils inventèrent alors un vaste système d’exploitation de tous par tous incluant une collectivisation des outils de production. Cette proposition suscita un grand élan d’enthousiasme. Malheureusement, le scepticisme de quelques uns compromit la réalisation de ce projet qui nécessitait l’adhésion de tous. Certains suggérèrent de museler les sceptiques mais cette solution ne fut pas retenue. Ils revinrent donc provisoirement au système précédent. Ils comprirent alors que ce qu’ils appelaient « croissance » était la clé de voûte de ce système. Grâce à elle, à défaut d’égalité, une amélioration perpétuelle des conditions de vie était assurée. Il suffisait de ne jamais s’arrêter de produire et de consommer. Bien entendu, ils finirent par s’en lasser. D’autres institutions furent plus rapidement réformées. La famille, notamment, fut la première institution abolie. Elle n’était d’ailleurs considérée que comme une commodité de regroupement toute provisoire. Cette cellule de base se fond dans le groupe. L’enfant est sans nom de famille. Il est plus un enfant du groupe que de ses parents. L’individu ainsi protégé réserve en retour à la société sa force et sa pensée. La promiscuité sexuelle – d’un sens procréatif certain – a pour but de corriger ce que le couple peut avoir d’aliénant pour les parties. Chaque conjoint appartient au groupe et il est bon, dans un esprit d’unité politique, que le couple soit, de temps à autre, cassé.
D’après Jean Malaurie, à propos des Esquimaux (Les derniers rois de Thulé).

Le système éducatif élimine toute notion de mérite, de récompense, de punition et d’émulation, ce qui évacue du comportement des futurs adultes ces trois piliers du capitalisme industriel que sont les motivations matérielles, la crainte de la sanction et l’esprit de concurrence.
D’après Robert Owen (Report to the county of Lanark).

Les enfants sont éloignés de la maison paternelle, de sorte qu’il n’y a point d’inceste. Soigneusement élevés, toujours sous les yeux d’instituteurs sûrs et honnêtes… point de viols non plus. Et point d’infanticide : en effet, pourquoi se déferait-on de ses enfants, quand ils ne sont jamais à charge, et qu’on n’en peut retirer que des secours ?
D’après D.A.F. de Sade (Aline et Valcour).

La fixation incestueuse aux parents, frères et soeurs avait ainsi perdu son intérêt, ce qui libéra l’énergie liée à ces fixations. De ce fait, les besoins génitaux naturels retrouvèrent une vie nouvelle. De plus, les inhibitions et l’anxiété génitales furent éliminées, de sorte que chacun dispose désormais d’une aptitude à la satisfaction orgastique complète. L’aptitude à la satisfaction étant devenue égale à l’intensité des pulsions, la régulation morale est devenue inutile, l’ancien mécanisme de maîtrise de soi n’étant plus nécessaire. L’énergie s’étant retirée des pulsions antisociales, il ne restait plus grand-chose qui dût être contrôlé. L’individu assaini n’avait plus de moralité en lui, car il n’avait plus de pulsions appelant l’inhibition morale. Ce qui subsistait d’impulsions antisociales devenait aisément contrôlable, dès lors que les besoins génitaux de base étaient satisfaits. Tout ceci apparaissait clairement dans l’attitude de l’individu parvenu à la puissance orgastique. Le rapport avec une prostituée était devenu impossible ; les fantaisies sadiques avaient disparu. Attendre l’amour comme un droit ou même violer le partenaire était devenu inconcevable ainsi que l’idée de séduire les enfants ; les perversions anales,
exhibitionnistes ou autres disparurent, et avec elles l’anxiété sociale et les sentiments de culpabilité qui les accompagnaient. Bref, tous ces phénomènes avaient indiqué l’aptitude de l’organisme à l’autorégulation.
D’après Wilhelm Reich (La révolution sexuelle).

Les nez ont étés faits pour porter des lunettes. Les jambes sont instituées pour être chaussées, les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, et les cochons faits pour être mangés. Les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin.
D’après Voltaire (Pangloss dans Candide ou l’Optimisme)