Julie Bonnaud
& Fabien Leplae

11.07.2023

29, The Polygon

Exposition sur l'invitation du Collectif Bonus, l'Îlot des Îles, Nantes, 2022

Premiers lauréats de la résidence de création du collectif Bonus, en 2020, Julie Bonnaud & Fabien Leplae présentent le résultat de ce temps de travail dans une exposition intitulée 29, The Polygon. Cette exposition sera également l’occasion de présenter leur nouvelle édition « Construire un feu // Arroser les plantes » imprimée en risographie avec le pôle print de Bonus.

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Construire un feu // Arroser les plantes, 2020-2021
polycarbonate, aluminium, acier galvanisé, roulettes avec freins, bassins aquatiques, végétaux, pompe à air, leds horticoles, rallonge, multiprises, minuteur
240 x 240 x 120 cm

Semper Virens1
Une hybridation picturale à feuillage persistant

Construire un feu//Arroser les plantes2 : il faut lire dans ce titre un précieux indice quant à la nature de l’activité et des préoccupations qui animent Julie Bonnaud et Fabien Leplae. Au-delà de l’allusion à deux grands temps du développement de l’espèce humaine – celui des chasseurs-cueilleurs nomades et celui des populations sédentarisées d’éleveurs-cultivateurs lors de la révolution néolithique – ce qui apparaît à nos yeux dans le choix de ces mots, c’est l’importance du soin que ces artistes apportent à la mise en œuvre d’un dispositif de travail et à l’organisation d’une pratique d’atelier singulière, à la fois proche du foyer et du jardin, les accueillant volontiers, se transportant aussi parfois dans l’espace même de monstration – à l’instar de la présente exposition – ou encore entretenant avec ce dernier – comme ils l’avaient fait au Domaine de Kerguéhennec à l’été 2020 – une relation à distance par le truchement de ce l’on pourrait nommer des reportages, au sens premier du terme.

Rassembler la pratique artistique et les occupations de la vie quotidienne au sein d’une même expérience, ou tout au moins tisser de nombreux liens entre elles, telle serait leur ambition ; la pratique à deux3 et la vie commune se consolidant l’une l’autre. Ce qui pourrait paraître anecdotique ne l’est nullement : travailler ensemble, travailler en couple, entretenir un foyer de création, est fortement révélateur des pratiques qui se font jour, plus collaboratives. Pour autant, le soin apporté à la réalisation des œuvres n’en demeure pas moins grand. Il s’agirait plutôt d’une extension du domaine de la création : non pas une banalisation de l’art par le quotidien mais une édification du quotidien dans une pratique artistique ; le même soin étant apporté à chaque chose : cultiver son jardin (je les ai vus à l’œuvre lorsqu’ils étaient en résidence à Kerguéhennec durant le premier confinement), dessiner, cuisiner, concevoir une exposition…

Nous connaissons la célèbre formule de Robert Filliou: « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Mais cette pensée suppose encore une séparation entre l’art et la vie. Or, dans le cas présent, la formule devient obsolète car cette séparation se dilue dans la pratique commune. On pourrait nous opposer que, selon ce régime, l’art finit par se banaliser. Il n’en est rien. Il n’est qu’à regarder la qualité – voire la virtuosité – des dessins au fusain et à la pierre noire issus de ce long processus. Car si le dessin est en effet assisté par ordinateur, l’ordinateur est contrôlé – voire contrarié – par les artistes qui ne cessent de veiller à la croissance patiente et simultanée, avec un léger différé, des végétaux et des dessins.

Arrêtons-nous pour finir sur la nature de ces plantations : ce sont des plantes sauvages qui ne le sont plus tout à fait. Non seulement elles ont fait l’objet d’une transplantation mais cette opération de domestication s’est faite dans une surabondance d’artificialité : éclairages, nutriments, alimentation en eau, construction de serres-chevalets à la fois vitrines et cimaises… Le sentiment qui se dégage de cet étrange laboratoire peut dérouter les visiteurs, troublés, non par la confusion, mais par un mélange des genres dont ils sont peu coutumiers. Ce mélange, les deux artistes le cultivent avec le plus grand soin : ils équilibrent des rapports, entre nature et culture, homme et machine, intérieur et extérieur, croissance et retenue… Ainsi, leur pratique, rhizomatique, nous donne-t-elle à voir une sorte de modélisation de la complexité même de nos sociétés modernes en même temps qu’une manière de s’inscrire dans le monde.

Un dernier point vaut d’être souligné : la question du nomadisme. En effet, les mobiliers reviennent au sein des ateliers Bonus, précisément deux années après y avoir été conçus4, cette fois-ci pour une exposition publique et après avoir fait de nombreux tours et détours et s’être enrichis de multiples confrontations avec des lieux, regards, pratiques… Des modules augmentés d’une matière vivante active, où la notion de croissance, ou plus précisément d’excroissance, s’incarne avec vigueur, sont disposés en regard des œuvres picturales sans que l’on puisse distinguer, à la fin, qui est à l’origine de quoi. Ce faisant, nous ressortons de cette expérience fortement revigorés, à la fois rassurés et confiants.

Olivier Delavallade, janvier 2022

Post scriptum : lors de nos derniers échanges, Julie et Fabien m’ont annoncé leur installation prochaine dans un lieu où leurs différentes pratiques, artistiques et culturales, pourraient encore davantage s’articuler voire s’intriquer. J’ai l’intuition que cette approfondissement d’une expérience déjà amplement engagée aura de profondes répercussions tant sur ces pratiques que sur les productions qui en résultent et sur la manière dont ce processus complexe de production pourra être transmis. Il nous faudra suivre cette nouvelle étape avec la plus grande attention car le chemin qu’ils ont ouvert est loin de se refermer.

  1. Expression latine signifiant « toujours verdoyant » et désignant, en botanique, des plantes à feuillages persistants.

  2. Construire un feu // Arroser les plantes est le nom générique donné au développement depuis trois ans d’une production consistant à hybrider pratique du dessin, installation, édition et jardinage dans une logique de l’entre-deux pour reprendre les propres mots des artistes ;

  3. Julie Bonnaud et Fabien Leplae travaillent en duo depuis 2015 ;

  4. Les artistes ont été accueillis par le collectif Bonus en résidence de création du 17 janvier au 28 février 2020.

Beyond - String figures, 2019-2020
Pierre noire et fusain sur papier, 126 x 86 cm
Collection Fonds communal d’art contemporain de la Ville de Rennes

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[…] Nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués : en bref, des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie ; il définit notre politique1 , écrit dans Manifeste cyborg Donna Haraway*, plaidant à travers la figure du cyborg pour une transgression des dualismes corps-esprit, animal-machine ou encore idéalisme-matérialisme.

Penser autrement la dualité anime à chaque endroit de leur démarche Julie Bonnaud & Fabien Leplae, qui afin de soutenir l’hybridation de leurs pratiques, ont ajouté un cinquième bras à leur duo. Le drawbot, ou machine à dessiner, reproduit leurs gestes à l’identique – tous deux dessinent à la tablette graphique, qui traduit le dessin en abscisses et ordonnées –,générant une mémoire ou un différé du dessin, qu’ils reprennent ensuite à la main, tout en gardant un œil sur leurs écrans qui informent leurs gestes à venir, dans un mouvement permanent associant le dessin et sa trace.

Chacun mêle dessin imprimé, graphite, fusain et peinture. Les deux artistes renouvellent ainsi la réflexion sur la nature des relations entre la main et la machine, entre l’oeil et la main : le temps du geste et celui du voir, du geste que l’on fait et du regard que l’on porte sur lui, se décomposent grâce à la machine, créant une interface entre leurs deux cerveaux, et entre le cerveau et l’ordinateur. Une double vue ou diplopie toujours en devenir s’observe traçant : «  Je me voyais me voir » , dit La Jeune Parque de Paul Valéry.

Cette machine est appréhendée comme un « noeud » qui rassemble leurs expériences. Sur chaque support, ils travaillent suivant des processus différents entre geste manuel et assisté, construisant une base d’expériences et de tracés qui seront repris pour en créer de nouveaux.
L’hybridation est partout : celle de leurs deux pratiques, mais aussi la synthèse de plusieurs temps d’observation et de travail.  À partir de photomontages, ils font cohabiter zones brutes, à la main, estompées, constituant diverses natures de dessin qui prennent le plus souvent pour sujet la croissance du végétal. De fait, Julie Bonnaud et Fabien Leplae tirent des métaphores entre l’espace du dessin et celui jardin.

Ainsi ont-ils introduit pour décrire leur démarche celle de l’adventice, soit la mauvaise herbe qui pousse à l’endroit où l’on ne l’attend pas. La machine qu’ils utilisent, associée à leurs deux approches, produit de l’imprévu et de la surprise, plutôt qu’un formatage. Ces deux artistes guettent ce qui advient.

Loin d’accélérer les temps, comme on pourrait l’attendre d’une machine, cette pratique les allonge, les ralentit. Lors d’une résidence en 2020 au domaine de Kerguéhennec, ils ont décidé d’intégrer des plantes à l’intérieur de leurs dispositifs, dont la croissance est aussi synonyme de lenteur.

À la manière d’une Jorinde Voigt, Julie Bonnaud et Fabien Leplae visent à performer le dessin, inventant les outils qui répondent à leurs questionnements esthétiques et philosophiques. Mais leurs références sont également graphiques et cinématographiques : John Carpenter, Alejandro Jodorowski, Moebius ou encore les méta-documentaires pour la BBC d’Adam Curtis, qui s’intéressent à des sujets allant de l’art à la politique ou l’économie. Car au final, c’est à une sorte de dessin-monde qu’ils ouvrent le pas.

Marion Daniel, 2021

*Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Sciences – Fictions - Féminismes, Paris, Exils, 2007, p. 31.