Jean-François
Karst

27.12.2022

C6R10T12

Commande publique dans le cadre du 1% artistique relatif à la construction du bâtiment IPREM CANOE 2 sur le campus de l'Université de Pau et des Pays de l'Adour.

C6R10T12, 2015
Peinture aux alkydes polyuréthanes sur plaques d'acier perforé
1052 x 250 x 6 cm

C6R10T12 est constitué de deux épaisseurs de plaques d’acier de 2 mm chacune et produites par l’entreprise Mevaco. Elles se déploient sur la totalité du mur de la galerie couverte ainsi que sur le mur de gauche de l’entrée. Chaque plaque mesure 1 082 mm de largeur sur 240 mm de hauteur. L’ensemble de l’oeuvre s’étend sur 10,52 m. Les plaques d’acier sont perforées selon la grille R10T12, soit des trous de 10 mm de diamètre espacés de 12 mm à partir de leur centre. Les plaques du fond sont directement fixées contre le mur, et les plaques de devant sont légèrement convexes et fixées par des entretoises en tubes d’acier de 12 mm dont la longueur varie de 10 à 60 mm afin de suivre la courbure des plaques. Les plaques sont entièrement peintes avec de la peinture Tollens spécial métal et Tollens O Star, chaque couche étant appliquée au pistolet à peinture en cabine spéciale à l’atelier de production Mosquito Cost Factory. La surface totale peinte est d’environ 100 m². Un profil en acier de 3 cm de largeur est fixé en haut et en bas de chaque plaque. C6R10T12 s’inspire de la forme des molécules de carbone (C6) et notamment du diamant, du graphite et du graphène telle qu’elle peut être observée au microscope électronique. La particularité des matériaux composés de carbone est d’être organisés en un motif régulier de trames et de grilles basé sur la répétition de formes prenant l’apparence d’hexagones et de cercles. C6R10T12 s’inspire également de l’imagerie issue de la conception de nanotubes de carbone. L’effet de moirage est obtenu grâce à la superposition des deux épaisseurs de grilles et de la convexité des plaques de devant. Cette disposition produit un effet d’optique imitant une forme cylindrique, semblable à l’intérieur d’un nanotube de carbone coupé en son axe longitudinal. L’effet ainsi obtenu est accentué par les couleurs disposées en nuances et dégradés légers. C6R10T12 constitue ainsi un relief mural qui invite à un rapport contemplatif et cinétique avec le regardeur et l’usager. Contemplatif par les nuances de couleurs et la profondeur induite par l’effet dans lequel le regard peut jouer et se perdre. Cinétique car C6R10T12 change constamment d’aspect en fonction de l’angle de vue par lequel on le perçoit ainsi que par la vitesse de déplacement du regardeur.

Lorsqu’on se rapproche du bâtiment et de l’oeuvre, un motif constitué de points se contracte en motifs hexagonaux de plus en plus petits. Lorsqu’on longe l’oeuvre, on semble apercevoir un nouvel espace en forme de demi-cylindre ou de tube dont le motif tourne en diagonale. Le tout crée un ensemble d’images mouvantes, à la fois réelles et virtuelles, dans lesquelles les rapports d’échelle et de distance se transforment et se distordent. Un peu à la manière d’un écran géant en trois dimensions dans lequel les images seraient à la fois concrètes, physiques et mentales. L’œuvre se transforme en fonction de la distance, de la vitesse et du rythme des usagers. Je souhaiterais que C6R10T12 procure une expérience contemplative, grisante et stimulante, et que l’oeuvre soit vecteur d’inspiration pour les étudiants, les chercheurs, les enseignants et l’ensemble des usagers… En effet, le visuel a une importance cruciale dans la recherche scientifique comme dans la recherche artistique ou architecturale. L’observation est source de découverte comme chez Richard Buckminster Fuller dont le travail convoquait à la fois la physique, le graphisme et les sciences naturelles suite à l’observation de structures de radiolaires vues au microscope. Plus récemment, Pierre-Gilles de Gennes ou Dan Schechtman, entre autres, perpétuent un travail de recherche et de découvertes scientifiques basées sur une approche visuelle, dans la continuité des recherches antiques de Platon sur les solides, de Galilée sur l’optique, etc. Pour trouver, pour inventer, il faut savoir percevoir, être attentif, savoir à la fois regarder et comprendre.

Extrait de la note rédactionnelle du concours de commande publique dans le cadre du 1% artistique relatif à la construction du bâtiment IPREM CANOE 2 sur le campus de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

C6R10T12 est une œuvre réalisée dans le cadre du 1% artistique de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, pour la construction du bâtiment IPREM II CANOË.

Répondre à une commande au titre du 1% artistique est une tâche complexe. Il est demandé à l’artiste de penser un « travail de décoration »1 pour un projet architectural abouti, qui a été pensé jusque dans ses détails comme une entité fonctionnelle et harmonieuse. Il faut imaginer l’inscription d’une œuvre d’art dans ce contexte donné, en évitant à la fois que cette dernière ne soit réduite au rang de signalétique, ni ne vienne se greffer en sorte de « cerise sur le gâteau » dans ou devant le bâtiment, sans réel connexion avec l’architecture environnante.

Jean-François Karst relève le défi avec C6R10T12, qui témoigne d’une parfaite considération de son contexte d’apparition. Elle prend appui sur l’architecture dessinée par l’agence Espagno et Milani A. A. tout en formant un contre-point visuel. En s’approchant, le visiteur ne perçoit pourtant pas de suite l’intervention de l’artiste. Le bâtiment imaginé par Espagno et Milani est un volume sobre, aux pans et ouvertures rectangulaires, marqué par l’utilisation de plaques de polycarbonate semi-transparentes. Ces dernières laissent apparaître la structure métallique de la construction, donnant ainsi son rythme à la façade extérieure. Sous un porche, légèrement en retrait, se situent les deux entrées du bâtiment. Se dirigeant vers l’une ou l’autre des portes, l’usager est alors interpelé par un moirage visuel, une vibration qui anime la surface murale. L’œil s’est posé sur l’œuvre de Jean-François Karst. Pourtant le regard glisse, ne parvient pas à s’immobiliser. Des lignes sinusoïdales vibrantes, à la localisation spatiale incertaine, tourbillonnent autour de formes hexagonales et rondes qui se fondent les unes dans les autres, s’agglutinent pour se dissocier aussitôt. Une impression soudaine de profondeur vient perturber la lecture de l’œuvre. L’espace devient flottant, les repères et limites floues. A chaque mouvement du visiteur, l’œuvre évolue et crée de nouvelles perturbations optiques. Elle l’accompagne ainsi dans son cheminement tout en proposant une rupture, une pause. Elle l’invite à esquisser un pas vers l’arrière, vers l’avant, léger pas de danse dans la chorégraphie du parcours quotidien, pour le guider finalement à l’intérieur du bâtiment.

C6R10T12 est une œuvre in situ dont « les effets visuels ludiques et décoratifs, aux variations innombrables, attirent l’attention sur eux, sans jamais retenir l’observateur».2

Elle regorge de nombreuses contradictions intérieures qui en font toute la richesse : à la fois visible et invisible, statique et animée, architecture et peinture, image et objet, surface et profondeur, matérielle et virtuelle, elle incite à l’attardement autant qu’à la circulation, à l’immersion autant qu’à la prise de distance.

Mais revenons à sa description purement technique. L’installation est composée de dix-huit panneaux de tôle perforée d’une épaisseur de 2 millimètres, installés en deux couches superposées de manière à occuper la totalité de la surface du mur, soit 2m40 sur 10m50. Les tôles en acier sont perforées selon la grille R10T12 – indication se retrouvant dans le titre de l’œuvre, correspondant à des trous circulaires de 10mm de diamètre, espacés de 12mm à partir de leur centre. Le format des tôles, ainsi que l’effet de transparence provoqué par leur perforation, crée un dialogue avec les plaques de polycarbonate utilisées pour la façade du bâtiment. Le dégradé de couleur allant du rouge au vert en passant par des tons violacés et bleutés – peinture pour métal appliquée au pistolet – fait écho aux logos des deux laboratoires de recherche3 qui occupent les locaux.

La première rangée de plaques est appliquée à même le mur. La deuxième rangée est bombée et maintenue par des entretoises allant de 1 à 6 centimètres, suivant la courbure des tôles.

C’est ce décalage, ce mince espace entre les plaques, qui fait basculer l’œuvre de sa matérialité brute et concrète – elle est constituée de matériaux de construction standardisés – vers une dimension virtuelle et illusionniste. Car c’est bien d’illusion qu’il s’agit. L’image en mouvement que nous percevons n’est le fruit d’aucun système électrique ou dispositif de projection, c’est un effet d’optique physique, simple dans son fonctionnement, mais profondément perturbant pour notre cerveau.

Les artifices – dont la parenté linguistique avec le mot « art » n’est pas anodine – ont toujours intéressé Jean-François Karst. Entre 2003 et 2010 il réalise une série de peintures-objet, obtenues par moulage de châssis entoilés standardisés. Une couche de peinture est appliquée à l’intérieur d’un moule en matière souple pour se révéler par empreinte sur de la mousse polyuréthane expansive injectée. L’objet résultant est un volume déformé et hybride, entre peinture et sculpture, que le spectateur peine à identifier du premier coup d’œil. S’agit-il d’un trompe-l’œil ou d’un vrai volume sculpté ? Ce n’est qu’en s’approchant, en bougeant autour de l’œuvre accrochée au mur que le spectateur pourra se rendre compte de la tridimensionnalité de l’objet. L’empreinte parfaite de la texture de la toile continue quant à elle à laisser planer le doute. Jean-François Karst souligne aussi bien la matérialité physique de ses peintures – leur ancrage dans le réel – que leur dimension illusionniste – leur renvoi vers un ailleurs. Il réactualise ainsi le débat entre iconoclastes et iconophiles par une élégante pirouette qui permet de prêter crédit aux deux positions antinomiques.

L’œuvre de Jean-François Karst est en effet un questionnement perpétuel de la peinture et de ses limites. La peinture n’est pas perçue comme une discipline qui se joue sur la seule surface plane et délimitée de la toile. « L’espace entre un spectateur et un tableau m’intéresse tout autant que l’espace même d’un tableau », affirme Jean-François Karst4 . Ses œuvres sont « activées » par le déplacement physique du spectateur, par une réduction ou un agrandissement de cet « espace entre ». Ses dispositifs rappellent alors à bien des égards ceux de l’art cinétique des années 60, où le corps fait office de mécanique et l’œil de moteur5 . Ludiques et participatives, ces œuvres font des fois l’objet de critiques dénonçant leur dimension foraine et spectaculaire. Il convient alors de remettre en contexte : dans les années 60, cette « présentation foraine » constituait un moyen de lutter contre un art élitiste et bourgeois et permettait de « dépasser les rapports traditionnels de l’œuvre d’art et du public ».6 Le critique d’art Michael Fried qualifiait de « théâtralité » cette nouvelle manière des œuvres d’exister dans leur interaction avec le public. C6R10T12 instaure en effet un corps-à-corps avec le spectateur, elle s’expérimente dans la durée et constitue une véritable dramaturgie de l’espace et du regard. Ce que Michael Fried voyait comme une perte de l’autonomie de l’art, une contamination par des formes « impures », est revendiqué par Jean-François Karst au contraire comme un enrichissement. L’ouverture de sa pratique vers des champs aussi variés que l’architecture, le design, la science ou encore la culture populaire, permet d’en nourrir le propos et d’offrir des accès multiples à son œuvre.

Bien que cinétique, C6R10T12 ne pourrait être qualifiée d’œuvre spectaculaire. Le recours à un vocabulaire formel épuré et géométrique procure une sensation d’équilibre et d’harmonie. Le tramage fin et régulier des plaques perforées participe à la subtilité de sa présence et la place à la limite de la visibilité. Sa parfaite intégration dans l’architecture n’est d’ailleurs pas uniquement formelle, elle a également été pensée pour entrer en écho avec l’activité abritée par le bâtiment. La visibilité paradoxale de l’installation reflète en effet celle expérimentée quotidiennement dans le laboratoire de chimie moléculaire installés dans les locaux. Le travail s’y effectue à échelle microscopique et l’invisible est rendu visible à l’aide d’instruments technologiques sophistiqués. Le laboratoire étant spécialisé dans la recherche autour des nanotubes de carbone et de graphène, le motif du moirage visuel de C6R10T12 est une reproduction de la structure de la molécule de carbone (C6) observée sous le microscope électronique – expliquant ainsi la première partie du titre de l’œuvre, restée inévoquée jusqu’ici.

La visualisation en science est un sujet abordé de manière sous-jacente dans l’installation de Jean-François Karst. Dans notre culture visiocentriste, il est essentiel de traduire en images ce que nous cherchons à comprendre. Les scientifiques ont alors recours a toute une panoplie de manipulations qui permettent de rendre intelligible ce qui échappe à notre vision : changement d’échelle ou d’état, schématisation, projection, coloration ou encore amplification de contraste. L’image obtenue est une traduction du réel plutôt qu’une observation directe. Facilitant l’appréhension d’éléments complexes, elle peut dès lors également être facteur de déformation de la réalité7 . Le leurre visuel de C6R10T12 – provoqué par la superposition dynamique d’un motif régulier et amplifié par la coloration des plaques – fonctionne ainsi en analogie aux dispositifs de visualisation et met en garde devant une trop grande crédulité accordée à notre vision.

Mais – nous avions évoqué les contradictions internes à cette œuvre – C6R10T12 témoigne tout autant de la fascination exercée par les formes géométriques observées dans la nature. Depuis toujours, elles ont été une source d’inspiration pour les scientifiques, les artistes et les architectes. Lorsqu’il évoque son installation sur la campus de Pau, Jean-François Karst cite ainsi Richard Buckminster Fuller ou encore Dan Schechtman en référence. Alors que l’un s’est inspiré de la structure des radiolaires pour ses constructions innovantes, l’autre a obtenu le prix nobel en physique pour son travail sur les quasi-cristaux. La molécule des quasi-cristaux présente une symétrie inhabituelle, d’une grande beauté esthétique et qui est en même temps garant de leur solidité. La molécule C6 présente elle aussi une structure géométrique d’une grande simplicité, basée sur le motif de l’hexagone. Sa régularité permet une parfaite adhésion des atomes entre eux. Les nanotubes de carbone – développés dans les laboratoires de IPREM II CANOE – figurent ainsi parmi les matériaux les plus solides existant, trouvant de nombreuses applications et notamment en architecture.

Les architectes basent fréquemment leurs projets sur des grilles géométriques simples – le bâtiment conçu par Espagno et Milani en est une des preuves. Garants d’un équilibre esthétique et d’une stabilité exemplaire, la géométrie permet également de faire un lien avec l’anatomie humaine et l’homme de Vitruve, inscrit dans un cercle et un carré. Ces formes symbolisent une certaine perfection, une harmonie qui sous-tend toute chose, qu’elles soient naturelles ou créées par l’homme. Elles véhiculent une universalité qui résonne en tout un chacun de nous. Elles ont ainsi une forte dimension spirituelle comme en témoigne leur utilisation fréquente dans l’ornement islamique. L’ornement, c’est-à-dire la décoration – on en revient au 1% artistique – est alors vu par Jean-François Karst non pas comme un crime8 , mais comme une manière de connecter les humains et les arts.

C6R10T12 offre ainsi une vision globale où architecture, peinture, mais aussi science, nature et métaphysique se croisent. Elle fonctionne de par son emplacement, son format et son motif, comme un élément de transition entre l’échelle du bâtiment, l’échelle humaine et l’échelle microscopique. Grâce à sa triple dimension réelle, virtuelle et intellectuelle, elle se pose en écran de projection pouvant accueillir l’imaginaire de tout un chacun « à l’intérieur d’une situation visuelle parfaitement équilibrée, mais néanmoins suffisamment flexible pour permettre l’intrusion de nombreux, subtils et inattendus contre-courants »9 .

Isabelle Henrion, novembre 2015

  1. C’est le terme employé dans le premier projet de loi qui réglemente les 1% artistiques. Datant de 1936, il n’aboutira pas avant 1951. Il stipule qu’un « pourcentage déterminé de la dépense totale soit affecté aux travaux de décoration ». Aujourd’hui les autorités se réfèrent au décret d’application n°2002-677 du 29 avril 2002, dit décret « relatif à l’obligation de décoration des constructions publiques ».
  2. Nous reprenons ici volontairement une description de l’exposition Le Musée qui n’existait pas de Daniel Buren au Centre Pompidou. Il nous semble intéressant de faire un parallèle entre l’installation de Jean-François Karst et ces œuvres de Buren qui coïncident avec la scénographie architecturale au point de former des « situations » plutôt des « œuvres intelligibles et objectivement présentées comme telles ». Dorothea von Hantelmann, Reconfigurer le réel, in Daniel Buren, Le Musée qui n’existait pas, cat. exp., Paris, éditions Xavier Barral / éditions Centre Pompidou, 2010, p. 291
  3. IPREM II et CANOË
  4. Jean-François Karst, communiqué de son exposition personnelle à Tripode, 15 janvier - 12 février 2005, http://www.tripode.fr/index.php?/archives/jean-francois-karst/
  5. Jesús-Rafael Soto : « Comme moteur je n’ai jamais utilisé que l’œil. A aucun moment je n’ai cherché à utiliser le moteur électrique ou mécanique. J’ai voulu mettre en œuvre le spectateur en tant que mécanique. » Entretien avec Carlos Diaz Sosa, La gran pintura es cosa de progresso historica, El National (Caracas), 1er août 1966, repris et traduit dans Soto - Collection du Centre Pompidou - Musée National d’art moderne, Paris : Editions du Centre Pompidou, 2013, p. 48.
  6. Le Groupe de recherche d’Art Visuel présente : Une journée dans la rue, dépliant, reproduit dans Stratégies de participation. GRAV - Groupe de recherche d’Art Visuel, 1960-1968, cat. exp., Grenoble, Le Magasin, 1998, p.172 
  7. Voir à ce sujet : Klaus-Sachs Hombach (éd), Bildtheorien – Anthropologische und kulturelle Grundlagen des Visualistic Turn, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2009
  8. Adolf Loos, Ornement et crime, Vienne, 1908
  9. Soto - Collection du Centre Pompidou - Musée National d’art moderne, Paris : Editions du Centre Pompidou, 2013