Hoël
Duret

25.02.2022

Internet ne ment pas, mais nous si, quant à Hoël Duret, c'est intentionnel

Yung Ma
in LOW (catalogue monographique), 2020, editions Snoeck

Du fait des restrictions et de la crainte du Covid-19 qui plane au-dessus de nous, je n’ai pas pu visiter en personne l’exposition « low » de Hoël Duret à la Villa Merkel. À la place, comme la plupart d’entre nous depuis neuf mois environ, j’ai remplacé l’expérience physique par une expérience virtuelle et j’ai entrepris de regarder la dernière œuvre vidéo de Duret, Drop Out (2020), sur mon ordinateur portable.

Quelques secondes après avoir cliqué sur le lien Vimeo, les mots « Internet ne ment pas », attribués à un président américain du nom de David S. Miller, apparaissent sur mon écran. Lorsqu’ils s’estompent, une vue brumeuse et orangée de ce que je pense être une éolienne isolée émerge. Sur fond d’une bande-son mélancolique, cette vision quelque peu apaisante est rapidement troublée par la surimpression de sept grandes lettres rouges en gras qui annoncent le titre de l’œuvre, ainsi que par une déclaration en plus petit qui m’explique que ce que je m’apprête à regarder est un « voyage neuro-électrique surnaturel ».

Et nous voilà partis. Le voyage commence par une courte séquence – quelques secondes à peine – de flashs lumineux. Ils sont suivis d’un texte défilant en français sur un écran noir, les sous-titres anglais se matérialisant à un rythme rapide en-dessous. Comme souvent dans cette situation, je tente de lire le texte/la traduction. Mais mes efforts sont voués à l’échec. Les mots et les phrases se succèdent à une vitesse inhabituellement élevée. Mes yeux font de leur mieux pour s’accommoder et suivre ce qui se passe devant eux, mais il est impossible de tirer le moindre sens du texte, pas le moindre. Et pour compliquer encore les choses, le texte français est occulté par la vidéo d’un papillon de nuit qui le recouvre. Les vingt-deux et quelques minutes que j’ai passé à regarder Drop Out pourraient être globalement décrites comme un jeu de roulette cognitive. Sur des vues de paysages tropicaux/subtropicaux viennent se superposer des animaux de film d’animation — un monde dans lequel un hibou, un aigle, un lion et un ours s’entretiennent en français et en anglais (et passent librement de l’un à l’autre). Des blocs noirs créés par ordinateur, parfois semi-translucides, tournoient et planent au-dessus de paysages et les traversent. La bande-son mélancolique qui distille son timbre mystique, mais néanmoins sensuel, et que j’identifie comme une réminiscence de Moonlight (2016) de Barry Jenkins et de Nos années sauvages (1990) de Wong Kar-Wai, fait place à des sons électriques qui évoluent vers des consonances vaguement religieuses avant de se transformer de nouveau et de revenir à une mélancolie sensuelle. Des encarts avec une interview de deux Néo-Zélandais, un homme et une femme, dans un espace blanc et vide font leur apparition entre les animaux, les blocs noirs qui planent, les textes défilants et les images saturées de paysages naturels et construits. Les personnes interviewées s’avèrent tenir une discussion philosophique sur la Terre, l’écologie, la technologie et nos rapports à ces systèmes. Mais il apparaît que seuls des fragments de leur conversation s’affichent, sans aucun contexte, de sorte qu’il est assez difficile de remettre en ordre leur réflexion ou leur raisonnement. À vrai dire, tout le temps où j’ai regardé Drop Out, ma capacité à recevoir des informations était toute entière occupée à garder le rythme de ces images séduisantes, complexes et presque hypnotiques. Je faisais de mon mieux pour suivre et déchiffrer les ondes visuelles et sensuelles de ce chaos malgré tout intentionnel qui défilait sous mes yeux.

L’artiste Hoël Duret est souvent qualifié de conteur. A-t-on donc affaire à un artiste plasticien déguisé en conteur ? Ou bien est-ce le contraire ? Et cela a-t-il une importance ? Quoi qu’il en soit, il est évident qu’il aime partager ses histoires avec nous. Ses travaux et projets ont jusqu’à présent tous commencé par l’élaboration de récits fictifs. Il a pour cela recours à des moyens multidisciplinaires, de l’installation à la vidéo, la performance, la sculpture, l’objet et la peinture. Indépendamment du médium ou du mode choisis, chacun d’entre eux est conçu comme le script d’un film avec une intrigue, des scènes, des personnages et des décors qui illustrent une forme d’arc narratif. Son exposition personnelle « Too Dumb to Fail » de 2018 au Centre d’art contemporain Galerie Edouard Manet de Gennevilliers, dans la banlieue parisienne, consistait par exemple en un environnement extrêmement maîtrisé qui imitait les cabines d’un bateau de croisière. La galerie était transformée, à l’aide d’une série de vidéos, peintures et sculptures, en un décor de cinéma ou de théâtre comme sorti de l’imagination d’un surréaliste. Baignés dans une teinte artificielle bleu électrique, tous les éléments du décor/de l’exposition incarnaient des appareils fictifs utilisés par Duret dans sa quête pour camper l’étrange histoire d’un personnage, le journaliste Harvey, et son projet de détourner le paquebot de son itinéraire initial. L’espace était divisé par des rideaux sur toute sa hauteur afin de créer une série de compartiments/de cabines, espaces réduits dans lesquels se trouvaient des objets sculptés, de verre et de métal, ainsi que des toiles drapées comme des serviettes. La scène était complétée dans toute la galerie par des vidéos de personnages de second rôle très stylisés, parmi lesquels un barman, un capitaine, des vacancières et une femme de chambre. A l’instar des objets inanimés et de l’environnement immersif, ils tenaient lieu à la fois d’acteurs et d’observateurs, nous entraînant à leur suite dans le labyrinthe fictif des histoires d’Harvey.

Il est évident que dans « Too Dumb to Fail », les indices ou les informations sur Harvey et ses plans ont été délibérément fragmentés, tant sur le plan spatial que narratif. Pourtant, tous ces éléments, du plus grand au plus petit, étaient autant d’allusions et de gestes qui indiquaient l’issue d’un scénario possible, aussi peu linéaire et décousu soit-il. Dans Drop Out en revanche, Duret semble s’éloigner encore plus des conventions du récit. Les fils narratifs derrière les images fascinantes de cette œuvre sont délibérément interrompus, coupés et déformés, afin d’empêcher qu’une structure cohérente s’impose. Cette tactique de tromperie et de désinformation démarre dès le début. La citation « Internet ne ment pas » d’un président américain du nom de David S. Miller n’est peut-être qu’un clin d’œil humoristique et ironique, car pour autant que je sache, il n’y a jamais eu de président de ce nom dans l’histoire des États-Unis. Tout ce que je peux dire, c’est qu’un développeur américain de logiciels a porté le même nom, c’est le candidat le plus proche et le plus probable que je peux trouver. Mais j’aurais bien du mal à affirmer qu’il a jamais prononcé ces paroles précises en public. Et en tant que citation (en exergue) en soi, elles sont certainement discutables, sinon totalement inventées.

Le 8 mars 2000, pendant la dernière année de son mandat, un vrai président des États-Unis, Bill Clinton, a publiquement souhaité bonne chance au gouvernement chinois qui tentait de brider Internet et son potentiel de liberté d’expression1  , par ces mots : « C’est un peu comme tenter de punaiser de la gelée sur un mur2  . » Au-delà du contexte particulier du contrôle numérique par les autorités chinoises, c’était une allusion à l’euphorie générale que suscitait alors le pouvoir potentiellement utopique d’Internet de nous faire entrer dans une société nouvelle, plus libre et plus égalitaire. Beaucoup y croyaient alors. Inutile de préciser que cet optimisme d’il y a vingt ans apparaît aujourd’hui non seulement dépassé, mais aussi quelque peu naïf et erroné. Il faut dire qu’au moment où j’écris ce texte, nous sommes plongés jusqu’au cou dans le contrecoup de la dernière élection présidentielle aux États-Unis, qui a eu lieu il y a à peine quinze jours. Les multiples imbroglios juridiques, moraux et éthiques auxquels elle a donné lieu ont été déchaînés et pour le moins déroutants . Par ailleurs, dans de nombreuses régions du monde, nous sommes à deux doigts du déferlement de la pandémie. Les nouvelles et les informations concernant ces évènements de portée mondiale, de même qu’un fait aussi personnel et intime que l’anniversaire d’un ami, sont aujourd’hui largement partagées et diffusées via nos connexions internet par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Et même si la surveillance plus sévère des gouvernements et les passifs des entreprises font débat, nous nous sommes malheureusement déjà trop familiarisés avec des formules telles que « fake news » ou « désinformation ». Qu’ils soient virtuels ou non, nous sommes témoins des agissements d’intermédiaires divers à travers toute la société, simples individus ou personnalités élues, qui exploitent l’immense portée d’Internet pour altérer efficacement le tissu de notre conception partagée des faits et de la réalité. Au lieu de nous ancrer solidement dans une ère de plus grande liberté et égalité, Internet nous bombarde de réalités confuses d’ici et d’ailleurs : l’ascension des régimes autoritaires, les menaces de maladies incurables, le déplacement de dizaines de milliers d’individus, la déforestation massive, les conditions météorologiques extrêmes et les incendies de forêts catastrophiques et sans précédent, parmi beaucoup d’autres.

Sans surprise, dans un monde où la diffusion de fausses informations est désormais la norme, la simple idée de croire ses yeux devient de plus en plus incertaine. Au fond, la structure visuelle et le flux de Drop Out, son chaos et ses heurts délibérément confus, non coordonnés, déroutants et frénétiques – entre les images, les langues, le vivant et l’animation, le réel et l’imaginaire, l’inventé et le faux – sont l’écho et le reflet de ce qui est passé quotidiennement par nos tablettes et nos écrans ces dernières années.

Dans cette œuvre, l’idée et le script qu’a conçus Duret lors d’une résidence en Nouvelle-Zélande au début de l’année 2020, prennent aussi en compte les caractéristiques et spécificités locales du pays. Cette nation insulaire du Pacifique sud est citée et mentionnée par de nombreux médias comme étant « l’avenir », où les riches et les célébrités aménageraient leurs « bunkers de sécurité » dans l’attente des catastrophes naturelles et humaines imminentes. Les mystérieux blocs noirs sont alors la représentation que se fait Duret de ces prétendus bunkers. Mais les indices susceptibles de fournir une indication narrative spécifique sont subtils et souvent inaccessibles à première vue. Au niveau visuel et sensoriel, le « voyage neuro-électrique surnaturel » qui s‘affirme en tant que tel est peut-être l’une des rares vérités qu’il y a glissées pour nous préparer et nous guider. Mais à la différence de ses œuvres et projets précédents, Drop Out ne sème aucune piste de fragments perceptible qui nous permettrait de reconstituer l’arc potentiel d’un conte. Ce sont plutôt des impressions multiples qui nous guettent sous sa façade séduisante et évocatrice, parfois presque psychédélique, annonçant une réalité apocalyptique menaçante, sans doute en lien avec nos catastrophes climatiques de plus en plus fréquentes.

Que Hoël Duret ait ou non réaffirmé sa qualité d’artiste plasticien proche du conteur avec Drop Out, j’ai néanmoins la certitude qu’il n’est pas de nature à céder à la simplicité. Il est vrai qu’Internet en soi ne peut pas mentir, ou du moins pas encore, pour autant que je sache. Mais nous, les hommes qui le contrôlons, nous le pouvons. Nous nous en servons de toute évidence comme d’un vecteur pour diffuser des contrevérités ou des faits alternatifs. Et tel un miroir des temps troublés que nous vivons, Duret ment et nous induit ici allègrement en erreur. À la différence essentielle près qu’il a toujours été transparent sur ses intentions, à en juger de sa (fausse) déclaration en exergue, de ses textes illisibles et des animaux de film d’animation parlants – et ce jusqu’au bout. Ce faisant, il a élevé une fenêtre où des aspects de notre réalité, la Terre que nous partageons et les destructions que nous y avons causées sont en fait à notre portée, au-delà de la foi en ce que nous voyons.

  1. Le discours a été prononcé à la School of Advance International Studies (SAIS) Paul H. Nitze de la Johns Hopkins University. Le sujet en était l’importance de relations commerciales normales avec la Chine.
  2. https://foreignpolicy.com/2016/06/29/the-man-who-nailed-jello-to-the-wall-lu-wei-china-internet-czar-learns-how-to-tame-the-web/