Hilary
Galbreaith

Sausageland

Galerie Art & Essai, Rennes, 2018

« C’est en 1994 que j’ai vu « Sausage Queen » pour la première fois…» Avec ces mots, le critique Sam Wyder a livré un film underground au cerveau collectif de l’Internet.

« Sausage Queen » est un film fantastique de 1974, dont le destin est presque aussi curieux que sa fiction. Réalisé par Sandy Hollins, qui a eu une brève liaison avec Dario Argento, le film ne bénéficia que d’une diffusion limitée à la suite d’une dispute avec le distributeur P0. La mort subite de la jeune cinéaste à Rome moins de deux ans plus tard coïncide presque exactement avec un incendie survenu dans les entrepôts de P0. Du film «Sausage Queen», seule une pellicule de dix-sept minutes de film subsiste.

Sur celle-ci, on voit la naissance de la Sausage Queen, issue de l’union d’un humain avec une saucisse anthropomorphisée. La fusion de ces deux êtres, dans un renversement parodique de la scission reproductive des cellules asexuées décrite par Bataille, est le résultat d’une transmutation digestive à la suite d’un acte cannibale commis involontairement par un explorateur voyageant dans le temps (s’étant donc nourri de la dite charcuterie humanisée).

Grâce à l’horreur outrancière de cette scène, « Sausage Queen » a connu un succès inouï, inspirant des manifestations plus ou moins intéressantes de fan-art et de fan-fiction. Aussi, l’appropriation du sujet par Hilary Galbreaith a-t-il pour vocation l’utilisation de cet acte obsessionnellement créatif et multiplexe du fan comme modèle d’une narration hypermoderne. Selon l’artiste, c’est un « reboot en forme de web-série de performance-fiction techno-organique, fondé sur les liens entre une narration tragi-comique, les réseaux sociaux et le grotesque, ainsi qu’une relecture érotique bataillenne de la relation de l’individu à l’écran. »

Dans ce reboot à petit budget, le public assiste à l’évolution d’une performance-narration qui se passe à la fois sur les écrans des réseaux sociaux – car le compte Instagram personnel de Hilary Galbreaith est la plateforme principale de « Sausageland » – et dans l’espace de la galerie : la scène installée dans le cadre de l’exposition « Postpop » est la scène du tournage de la web-série, dont le décor évolue au fil des épisodes tournés.

Ainsi, la figure hybride à l’origine de la Sausage Queen se trouve fracturée, divisée, et mise à distance par un excès de formes paradoxales, de récits et d’écrans, prise dans une boucle empruntée d’un futur nostalgique, nimbée du grain flou des années soixante-dix et de l’esthétique bon marché du cinéma primitif et du cut-up numérique.

En dehors de son activation pendant les heures de tournage, la scène fonctionne comme un type d’image en attente, « l’avant » et « l’après » de l’image-vidéo numérique. C’est le hardware et ce sont les entrailles, c’est ce qui échappe à l’image, tout ce qui continue d’être un corps dans le monde, pendant et après sa saisie numérique. Ce que l’on voit dans l’espace de la galerie, ces accessoires de tournage fait à la main dans des matériaux d’une qualité « cheap and easy », et jetés par terre avec un abandon enfantin, sont les restes, les abats avec lesquels on fait de la saucisse. Des saucisses qui se trouvent elles-mêmes captées dans une narration fracturée, racontée par des mini-vidéos en boucle ou par des arrêts sur image, comme des extraits burlesques d’un grand récit dont la conclusion nous échappe, projetées parmi toutes les images et toutes les vidéos du feed d’Instagram et vues sur des centaines d’écrans portables ; une mosaïque grotesque- comique, écrite par une multiplicité d’auteurs aux identités invérifiables, d’un tuyau digestif-humain vivant dans le va-et-vient entre le monde physique et le tube d’information ruisselant des réseaux sociaux.

Texte de Claire Brown traduit de l’américain par Hilary Galbreaith

Performance de « Sausageland » pendant l’exposition « Postpop » à la Galerie Art et Essai, Rennes, 2018.
Papier mâché, peinture acrylique, tissu, grillage, maquillage, éclairages, caméra, trépied.
Production : GENERATOR- 40mcube / EESAB / Self-Signal.
Photo : © 40mcube