François Dilasser
On se fourvoierait à chercher dans cette peinture l’expression directe et solennelle d’une vision du monde et de l’homme (et en cela justement l’art de François Dilasser ne sera jamais d’essence purement expressionniste). Dans les mois qui suivent La chute d’Icare, après un retour inattendu à la forme primitive dans sa version la plus sage, il reprend ses figures dégringolantes là où il les avait laissées c’est-à-dire dans un type de représentation où le motif reste plus inféodé au mouvement qu’à l’anthropomorphisation. Il retrouve par ailleurs ses rectangles étirés vers le haut et affublés de ce que nous avons appelé un bec ouvert ; il en fait une figure comique dont l’attitude effrontée évoque quelque moineau braillard et sûr de lui. Cette forme, nouvel avatar du rectangle originel, il la décline en couleurs et en contours, mais surtout, il la précipite dans le tourbillon de la chute où, malmenée, triturée, tombant et rebondissant, elle ne se départit jamais de sa cocasserie.
Rien cependant n’a changé de l’inexorable chute à ceci près qu’on en rit. Le burlesque, en ce qu’il se définit par la distorsion entre le propos et la manière de l’énoncer, devient chez Dilasser l’expression élégante et supérieure du tragique. D’aucuns verront là les marques de l’origine: images de la mort représentée en Bretagne par cet Ankou, squelette à la faux qui orne le bénitier de La Martyre ou les danses macabres de Kernascléden ou de Kermaria-an-Iskuit et dont l’inquiétante incongruïté constituait peut-être le trait le plus terrifiant. C’est également l’atmosphère dans laquelle baignent Les légendes de la Mort d’Anatole Le Braz, approche ironique plutôt que pathétique des frayeurs. Soit. Il n’en demeure pas moins qu’on observe ce traitement facétieux du tragique tout au long de l’âge gothique, dans les manifestations les plus populaires de cet art. Il sous-tendra plus tard les géniales divagations d’un Goya et, plus près de chez nous, la force rougeoyante de la seconde manière de Philip Guston.
Cette accentuation de la tendance drôlatique et caricaturale, perceptible fin 87, trouve en fait ses racines bien plus tôt dans la peinture de François Dilasser et, au-delà d’elle, dans son caractère et dans sa vie. Ce goût du dessin humoristique et de la caricature, il l’a longtemps partagé avec l’un de ses frères dont le trait féroce l’enchantait. Figures sur fond noir ou Figures sur fond blanc, peintes en 1978, montrent parfaitement comment cette inclination poussait sa peinture jusqu’aux limites de la caricature. Dilasser semble d’ailleurs en avoir bien perçu le danger car très rapidement les grotesques sont à nouveau traitées sur un mode plus strictement pictural. Ce sera désormais une constante de cette œuvre que d’osciller entre une certaine forme de gravité et la facétie qui, alors qu’on s’y attendait le moins, vient la bousculer. Qu’en conclure? Le burlesque comme approche paradoxale du tragique. cette explication avancée pour la série de La chute d’Icare, nous paraît pouvoir s’appliquer à l’ensemble de l’œuvre. C’est l’horreur du romantisme et, plus généralement le refus du pathétique, qui transforment le soleil noir de la mélancolie en éclat de rire sardonique. Sur le plan pictural, c’est aussi la constante méfiance à I”égard du grand art et du sublime. C’est le besoin régulièrement ressenti d’introduire la fêlure dans la grande machinerie de la peinture. C’est, une fois de plus, Rembrandt contre poussin. C’est la prise en compte du trivial par opposition au prélèvement sélectif qui produit le noble. C’est l’humain dans ses humeurs et ses extravagances, la cocasserie de ses hantises, la fascination pour ce point noir que seuls le rire et la force peuvent sérieusement donner à voir.
Extrait d’un texte de Jean-Marc Huitorel, in Dilasser, p 56 et 57, Editions Galerie Clivages / Galerie La Navire / La Différence, 1990