Francis
Raynaud

08.12.2020

Une somme d'éléments

Entretien avec John Cornu

John Cornu : Le gustatif, l’alimentaire ou encore l’idée de cuisine semble traverser une grande partie de ta pratique. Peux-tu nous éclairer sur les corrélations que tu opères entre ces deux domaines ?
Francis Raynaud : J’étais cuisinier avant d’être artiste. J’ai pratiqué la cuisine et la sculpture. Ces deux pratiques se sont progressivement mêlées jusqu’à se fondre en une seule et même pratique. Faire de la sculpture comme de la cuisine. Une expérimentation au quotidien : du beurre en guise d’enduit, de la maïzena comme liant silicone, et du vin pour faire des sculptures (le changement d’aspect des sculptures en vin m’amusaient d’ailleurs beaucoup). En somme, un aller-retour perpétuel entre la cuisine et l’atelier. Ensuite, ce travail a pris une forme plus complexe. À ce mélange cuisine/ sculpture, j’ai ajouté des références anthropologiques, poétiques, littéraires, etc. tout en gardant l’idée d’un travail en mouvement fonctionnant par capillarité. D’un travail qui s’appréhende de plusieurs façons, dans lequel les mots ont la même importance que les matériaux (parfois les substances), et où finalement il est toujours question de nourriture. Il faut dire que j’ai aussi eu la chance de connaître un chef qui me laissait accéder à sa cuisine entre le service du midi et celui du soir. J’ai commencé en faisant des sculptures associant du sucre et du plâtre. Plus j’avançais, plus le sucre brûlait et plus la mélasse était noire. Comme j’étais dans une cuisine et non dans un atelier de sculpture, il me fallait adapter les outils et trouver des solutions. J’ai introduit par la suite des matériaux composites, et là il a fallu que je me trouve un atelier ! On est proche ici de la notion de bricolage définit par Lévi-Strauss — même si elle a été quelque peu déconstruite depuis — soit « un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures »1.

Et puis il y a le temps, le rythme de travail, une répétition infinie dont la finalité échappe aux créateurs. Mise en place, service, ménage. De par leurs matériaux ou substances tes réalisations ont un caractère évolutif. Comment appréhendes-tu cette dimension ?
Mes sculptures et installations sont le résultat d’une somme d’éléments. Les mélanges peuvent être simples comme du plâtre mélangé à du vin, ou plus complexes comme lorsque que je rehausse le dessin d’une sculpture au jus de betterave. Il y a très souvent des matériaux vivants, périssables. L’atelier est un véritable laboratoire. J’ai travaillé presque une année avec une collection de fluides, résidus issus de salons viticoles, restes de vernissages et de fêtes. Il y avait un tel mélange que je ne savais plus vraiment ce que c’était. Ça me rappelait un personnage d’un roman de Steinbeck qui servait au bar et qui collectait les fonds de verres dans une bonbonne pour se saouler la nuit. Il m’est arrivé également de travailler sur des pièces puantes avec du Nuoc-mâm et autres fish-sauces, c’était atroce. Certaines résines époxy dégagent d’ailleurs une odeur assez similaire…
Mais il y a peut-être aussi une forme de provocation : produire un objet qui possède certaines qualités esthétiques et qui est en même temps dans un processus de putréfaction. Je pourrais citer ici Flaubert : « C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir »2. Ou le magnifique poème de Baudelaire titré _Une charogne_3. Cela dit, j’utilise ces pièces-là avec parcimonie. Elles ne sont pas le sujet principal des travaux que je montre, mais en sont des éléments importants.

Tu considères tes oeuvres dans une temporalité, un processus, une dynamique. Le format «exposition» est-il lui aussi considéré dans une logique évolutive ?
Oui, il y a un avant et un pendant, l’après n’ayant que peu d’intérêt pour moi même si il reste toujours quelque chose : des images, des impressions, des sensations. Lors d’une résidence à Tours en 20134, j’ai montré une exposition de deux mois qui changeait un peu tous les jours. Elle était composée de meubles et de sculptures. Il y avait aussi du vin dans des socles et un poulpe accroché à une manette de marionnettiste qui a fini par sécher après un moment de puanteur. J’ai alors considéré que l’exposition était ce tout : le bâtiment, les meubles, les odeurs, le poulpe et moi.

D’un point de vue commercial ou même en terme de conservation des pièces, comment cela se passe-t-il ?
Pour les pièces périssables, commercialement c’est catastrophique. Ce sont des oeuvres qui vivent le temps de leur exposition, rarement plus longtemps. Je pourrais peutêtre oser la comparaison avec les aliments que l’on laisse en offrande sur les autels religieux. On ne sait pas ce qu’ils deviennent et ce n’est pas bien grave…

J’aimerais que tu nous parles plus largement de ton approche de l’exposition, et de la manière dont tu penses le passage de l’atelier au lieu d’exposition ?
Il y a dans mon travail une forme de latence. Je fais en sorte que dans sa construction une pièce en appelle une autre et ainsi de suite (même si elles sont parfois formellement éloignées). Ce qui fait que pour certains projets spécifiques, il ne me reste plus qu’à dérouler. Je passe énormément de temps dans l’atelier. J’ai aussi beaucoup de notes. C’est assez facile pour moi de dégager des thèmes et d’en rendre compte lors d’expositions. L’assemblage reste assez personnel. Il m’arrive pour certains travaux de m’inspirer de faits réels ou mythologiques et de les présenter avec d’autres pour lesquels l’intérêt est purement esthétique. Tout est histoire de capillarités.
Lorsque je travaille sur une exposition, des ouvrages littéraires m’accompagnent également, et donc des auteurs. Je me sers de la lecture comme certains artistes travaillent avec la musique. Cela m’aide à trouver une voie, un déroulé. Ces ouvrages peuvent être très différents : romans, essais de philosophie et d’anthropologie, etc. Après lecture des livres de Lévi-Strauss, je me suis par exemple intéressé à Dina Dreyfus, sa première femme, qui est l’instigatrice de son voyage au Brésil et qui est à peine évoquée dans Tristes Tropiques. Dina Dreyfus était une femme passionnante et secrète, voyageuse, résistante, romancière de polar et critique cinématographique. Je me suis servi de tout ça pour l’exposition _Foresta Dina_4. J’y présentais, entre autre, deux séries d’anneaux de rideau de douche moulés, la reproduction d’un dessin d’une revue anthropologique et une sculpture informe en sucre présentée sur le frigo des ateliers de Clermont-Ferrand.

Pour continuer sur tes modes opératoires, tu avais évoqué l’idée d’une composition avec une cheminée et un monstre lors une présentation de ton travail au Frac Bretagne. Comment organises-tu plastiquement le scénario sensible et intelligible de tes expositions ?
Mes expositions sont les extraits d’un travail continu. Toutes les sculptures présentées découlent d’une seule et même réflexion avec des processus plus ou moins longs. Je peux présenter des pièces conçues à l’atelier mais j’aime aussi en faire des nouvelles qui seront spécifiques aux lieux. Il n’y a toutefois pas d’improvisation car je prépare bien les choses en amont, et le temps de travail à l’atelier me permet de réfléchir à l’articulation des oeuvres et à l’ensemble de l’exposition. Je me souviens bien de t’avoir parlé de cette histoire de monstre et de cheminée. C’est une plaisanterie sérieuse en ce qui concerne la scénographie d’exposition. Le monstre consiste en une pièce imposante,
énigmatique ou impressionnante. Et la cheminée est, quant à elle, une verticale qui vient souligner l’espace
d’exposition. On avait théorisé cela avec un ami aux Beaux-arts… Mais plus sérieusement, je connais pas mal d’artistes qui ont une façon très personnelle d’expérimenter l’espace.

En ce qui concerne l’attribution des décisions relatives à l’artiste et au curator, comment te positionnes-tu ? Je pense ici à l’exposition Constellation qui a eu lieu au Quartier en 2015, dans laquelle le socle jaune semblait être une sorte de règle du jeu.
En ce qui concerne les contraintes, j’ai tendance à prendre les choses à l’envers. En l’occurrence, pour le socle jaune proposé par Laetitia Gorsy, j’ai pensé à une sculpture (informe) qui tenait sur un point par un jeu d’équilibre. Je donne toujours une possibilité de lire les oeuvres autrement, à un autre degré. Si le public ne fait pas l’effort, il reste toujours le plaisir de la sculpture. Je suis attentif aux commissaires et j’aime échanger, parler des pièces et des expositions qui n’existent pas encore, partager seulement des idées !

J’aimerais bien creuser ce point car il m’intéresse. Je suis resté un lecteur de Foucault, et outre le fait qu’il synthétise beaucoup d’autres philosophes, il garde toujours à l’esprit une approche du monde sous l’angle du coercitif et des « micros pouvoirs ». En terme de décisions plastiques et poétiques, je me demande donc souvent où se situe la ligne de partage entre ce qui revient à l’artiste et ce qui revient au curateur. Cette exposition imaginée par Laetitia Gorsy me semble clairement poser la question. On pourrait aussi évoqué, dans un registre analogue, les démarches de curateurs tels Guillaume Désanges ou Mathieu Copeland.
Je vais peut-être te répondre par une pirouette, j’ai découvert dans un catalogue de Jean-Luc Moulène un poème d’Antonin Artaud, Insulte à l’inconditionné. Ce texte magnifique et sombre laisse à penser que rien n’existe sans qu’il y ait de conditions : des conditions humaines, des conditions de travail, etc. C’est peut-être parce qu’il y a un jeu qui s’opère avec le commissaire, avec l’espace d’exposition et avec l’art en soi ; un jeu dans lequel le commissaire serait une sorte de créateur ou de jardinier. Si je ne peux pas précisément situer les limites, elles sont quelque part par là, elles résident dans le fait d’inviter quelqu’un à les dépasser.

Parmi tes sources d’inspiration, j’ai cru comprendre que tu portais un certain intérêt pour l’art paléolithique…
C’est tout à fait vrai : je porte même un très grand intérêt à l’art paléolithique et à l’art pariétal. Cela tourne parfois à l’obsession. De l’origine mystérieuse de l’art mobilier néolithique découle de nombreuses théories infondées. Le concept de matriarcat développé par Johann Jakob Bachofen, par exemple, propose une vision empreinte de romantisme. Ce dernier la construit en mélangeant les études faites sur les Vénus préhistoriques jusqu’à celles de la mythologie grecque 6. J’aime cette idée de circulation des objets (et des oeuvres d’art). Il y a là un vrai potentiel narratif et poétique. J’ai récemment travaillé à partir d’une Vénus préhistorique callipyge, la Vénus de Willendorf. J’ai récupéré un fichier 3D sur une base de données libres, et j’ai étiré la figure pour qu’elle devienne une sorte de trait vertical. Cette Vénus ultra-représentative de la préhistoire est pourtant assez mal connue du public. On ne remarque, par exemple, jamais ses bras ou l’absence de ses pieds. Je précise d’ailleurs ici que les objets mobiliers néolithiques

L’écriture poétique semble également être au centre de tes réflexions. Comment mets-tu ces deux champs d’expérimentation (poésie et arts plastiques) en frottement ?
Je suis un grand lecteur de Bataille. Son travail littéraire est remarquable. Ses poésies recèlent à mon sens de multiples dimensions et ont toujours à voir avec cette idée de latence. J’ai découvert il y a quelques jours que Georges Bataille et William Faulkner étaient nés et morts à seulement quelques jours d’intervalles… Poétique, non ? L’oeuvre de Flauvert Bouvard et Pécuchet est sinon très importante pour moi : il y a tout là dedans… J’ai d’ailleurs vite fait le rapprochement avec mon propre travail. Les deux personnages s’intéressent à tout, poussent leurs projets à l’extrême par passion, et ce jusqu’à l’échec total. Et je fais la même chose… Je dessine, j’écris et je pense chacune de mes sculptures dans un contexte particulier, dans un atelier mental. Et mes réflexions sont toujours contaminées, parasitées par des lubies, même quand il faudrait rationaliser… Bref, tout ça pour dire que j’aime les mots, les idées et que je travaille souvent les formes et les matériaux aussi de façon littéraire.

1 – Claude Levis-Strauss, La pensée sauvage, Plon, coll. Agora / Pocket, Paris, p. 31

2 – Gustave Flaubert, « À Maxime du Camp », 7 avril 1846, Correspondance, édition établie par Jean Bruneau, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1979, I, p. 261

3 – Charles Baudelaire, « Une Charogne », Les Fleurs du mal, 25 juin 1857

4 – Résidence Mode d’emploi, www.mode-demploi.org, Tours

5 – Foresta Dina, Les Ateliers, Clermont-Ferrand, 2014.

6 – Philippe Bourgeaud (avec Nicole Durisch, Antje Kolde, Grégoire Sommer), La Mythologie du matriarcat : l’atelier de Johann Jakob Bachofen, Genève, Droz, 1999