4 bouteilles de gaz
Contrairement à la bouteille de gaz qui servira plus tard pour Le Havre plus au moins gris, celle-ci est frappée : Saint-Victoret, 1973.
Etienne Bossut - oeuvres des années 70 et 80
La pratique sculpturale d’Etienne Bossut repose sur un questionnement de nature “photographique” informé par une procédure classique de tirage d’images en volume. Cette technique d’empreinte directe, le moulage en résine teintée dans la masse que l’artiste décline invariablement depuis plus de trente ans, renvoie à une recherche conceptuelle sur le statut de l’objet d’art dans le contexte de la modernité industrielle ; elle permet d’opérer une requalification poétique d’objets issus d’une quotidienneté standard : objets singulièrement sans qualités que leur valeur d’usage rend invisibles, outils d’une domesticité usité ou objets uniques sans véritable prestige distinctif affichant parfois les stigmates de manipulations répétés. Ainsi de Mon Fauteuil (1976), premier moulage à vocation explicitement artistique de l’artiste qui restitue une image en trois dimensions d’un objet intime condamné à l’affaissement; la forme du corps absent se retrouvant par effet d’antiphrase renforcé dans sa présence indicielle. De l’objet unique « sans qualité » à l’objet produit en série, les formes qu’Etienne Bossut convoquent se situent en deçà du seuil symbolique ou de l’attachement sentimental. Peinant habituellement à exister en dehors de l’activation qu’ils supposent, leur transformation les actualise dans un champ de présence et de signification qui opère parfois une série de renversements impliquant un potentiel fictif. A l’image de ces Bidons, contenants utilisés pour stocker la matière à l’état liquide qui servira ensuite à les mouler, ce choix d’objet peut être ici perçu en écho à l’abondance du pétrole et sa paradoxale nature de substance fossile promise à l’épuisement. Ainsi, l’association entre la technique classique du moulage et l’usage du plastique, « matériau disgracié » visant au commun et non au rare, porte en creux le spectre chatoyant d’une utopie du polymère ouvrant la promesse, sans doute aujourd’hui enfuie, d’un nouveau rapport démocratique à l’objet. Les couleurs vives, étudiées et mises au point avec une attention particulière par l’artiste, chargent ainsi la sculpture d’un substrat pictural proche d’une gaieté wahrolienne, en même temps que leur pouvoir uniformisant poussent le référent aux limites de l’abstraction.
Oeuvrant ainsi dans un constant dialogue avec l’histoire de l’art, Etienne Bossut joue sur la duplicité de l’engagement gestuel. Tout en s’inscrivant dans une mécanique de reproduction, met l’accent sur l’affirmation d’une technique artisanale du “faire”, renvoyant ainsi la (re)fabrication de l’objet à une opération humaine qui intègre naturellement à son process l’imperfection, à l’image des « coutures » souvent visibles sur des moulages qui trahissent par là leur caractère d’objet d’art. Ces « images d’objets » presque parfaites, sorte de ready made empêchés, adressent ainsi un commentaire ironique à un territoire de l’art tant préoccupé par la volonté de préserver sa pureté et son essentialité, qu’à se confondre inversement dans la civilisation des reflets. Ce questionnement sur l’autonomie de l’objet d’art et les possibilités d’un dialogue avec le réel qui puisse excéder la simple reproduction se retrouve dans la série de Monochromes, tirages réalisés à partir du moulage d’une nature-morte que l’artiste a exécuté alors qu’il était encore étudiant dans une école où l’exercice traditionnel de la copie était encore pratiqué. S’il s’attaque à l’anti-objet par excellence, valeur refuge de la subjectivité, cette image de tableau préserve malgré sa réification un troublant statut oxymorique de « reproduction originale », attesté par la présence d’un poil de pinceau égaré dans la matière faisant office de signature.
Si la reproduction par moulage absentéise l’objet (d’art) de son aura de fétiche, de son prestige de distinction sociale, et de sa pesanteur matérielle, elle en éclaire à la fois ses qualités formelles et le manque à être irréductible. Faisant fonction d’original dans une série différentielle où chaque re-présentation dote l’oeuvre d’une temporalité propre et produit du nouveau, le moulage éternise aussi virtuellement son référent : le moule, ou négatif obtenu, permettant en effet un re-tirage à l’infini. En appliquant à l’objet prosaïque une technique historiquement liée à un droit aristocratique, celui visant à instituer dans l’éternité le double des visages et des corps des “grands hommes” (pratique du masque mortuaire), Etienne Bossut ne cherche ni à fétichiser l’objet ni à en conjurer la disparition. Ses oeuvres se situent à ce point de coalescence entre l’image et l’objet, l’original et le multiple, entre ce qui disqualifie et ce qui requalifie, entre la fuite irrémédiable du temps et l’empreinte que l’homme peut lui opposer, à minima. En travaillant ainsi la trace et l’emprunt directe au réel, l’artiste parvient à libérer, dans un battement poétique, l’infime écart qui nous sépare du monde familier des apparences, montrant ainsi, selon ses propres mots, que « l’image est plus forte que l’objet ».
Clara Guislain, 2014