Nothing at all
Avec Nothing at All, Modes Idiorythmiques de la Coexistence, les artistes Jérôme Joy et David Ryan interrogent nos rapports biographiques au monde et à sa réalité avec l’engagement qui caractérise leur démarche depuis leur première collaboration, à l’orée des années 1980.
Leur exposition commune est un récit réel, à la fois poétique et politique. Il y est question de lisières et d’abris, de mondes renversés et de ré-enchantement. À travers le dessin, la vidéo, le texte, les installations et la création sonore et musicale, ils explorent ensemble les interstices entre les normes et les marges, « les espaces ouverts où chacun emploie sa singularité ».
Ainsi, David Ryan et Jérôme Joy, en mêlant éléments autobiographiques et fictions, questionnent la coexistence : comment vivre en inter-indépendance ? Ils reprennent au sémiologue français Roland Barthes (1915-1980) le fantasme d’idiorythmie, inspiré par l’étude des rapports de rythmes singuliers et collectifs qui n’empiètent pas sur l’invention individuelle : des manières de se mouvoir, d’être disponible et de vivre librement et sensiblement, sans exclusion, sans contrainte et sans imposition et injonction, de façon médiane, alternative et à différentes vitesses, dans ce qui est fluctuant et inscrit dans la société et dans la vie quotidienne.
Il y a sept ans, David Ryan commence sa nouvelle vie et décide alors d’incarner le chasseur de trèfles, inventant un mode d’existence lié à la cueillette et aux rencontres. Ceux qui acceptent de l’accueillir dans leur réalité accompagnent sa présence et ses projets, chemin faisant. Jérôme Joy le rejoint, il y a quatre ans, en continuant d’interroger par la musique et les sons, et, à l’occasion, par le texte (Le Récit de Michael), les multiples formes et actions de l’improvisation dans la vie et dans un présent libre et indéterminé.
Ainsi, le chasseur de trèfles n’est pas un simple personnage imaginaire, il navigue entre fiction et réalité. Parfois, ses rêves entrent en dialogue et en interaction avec des personnes rencontrées, laissant émerger des formes fragiles, témoignages des échanges, rapports et relations qui peuvent exister autant dans le visible que dans l’invisible. De même, le personnage construit de Michael (un « éclairant », avec lampe de poche ou lampe-torche) dans le récit imaginé par les artistes au fil du projet Nothing at All fait dialoguer leurs biographies et possiblement celles des lecteurs dans l’invention et la description d’hypothèses, de marges et de rapports d’intensités au réel et au présent vivant. Aussi ils s’efforcent d’en explorer les dimensions - à la fois, réconfortantes et accueillantes, instables et fragmentaires -, avec un engagement et un tempérament marqués.
Nothing at All se déploie alors sans hiérarchie dans plusieurs zones et intervalles. À la fois, dans l’espace d’exposition du Palais de Tokyo et dans différents lieux de vie ou de passage, chers aux deux artistes, en Bretagne et en Irlande, aux rythmes fortuits et aléatoires de rencontres, de projets et d’actions, et au fil des situations concrètes que renouent ou amorcent leurs propositions : de l’exposition aux actions et projets immergés dans le quotidien et le prosaïque, aux échanges, prolongements et dialogues avec d’autres, jusqu’à la grande liberté et souplesse des formes et formats que veulent prendre leurs réalisations.
Le projet artistique développé par Jérôme Joy et David Ryan prend ses sources dans leur histoire personnelle respective et dans leurs parcours respectifs. Marqués par la réalité sociale des années 1980 liée aux montées effrénées du consumérisme et de l’ultra-libéralisme, par le mouvement post-punk et par les troubles politiques en Irlande, Jérôme Joy (né en 1961) et David Ryan (né en 1960) questionnent les formes de résistance et d’émancipation depuis leurs premières collaborations entre 1982 et 1985, tout en se positionnant de manière critique vis à vis des institutions et du monde de l’art. Au cours de ces dernières années, ils ont développé un travail artistique poétique, autant engagé, radical que discret et fragile, en prise avec le réel et avec ses passages, un travail qui n’a cessé de questionner les formes de liberté et d’initiative, interstitielles et silencieuses, les intensités de présences et d’actions individuelles et commensales, et la quête de bonheurs et des réalisations personnelles, à la fois, avec délicatesse, tendresse et douceur, et avec énergie, invention et spontanéité.
Aujourd’hui, renouant avec un travail en commun après trente années, ils s’interrogent dans ce qu’ils considèrent comme une seconde étape de ce dialogue, au travers de cette exposition - après celles de Rien n’est Jamais tout à fait Achevé et l’Ultime, actes fondateurs, en 1983 et 1984 au Capc à Bordeaux -, sur ce qui est entendu par réel, présent et bonheur et sur la possibilité de reconstruire un monde désencombré et disponible, sans rien imposer. Rien du tout. Nothing at all.
Katell Jaffrès, 2016
Texte écrit pour l’exposition Nothing at all, Modes Idiorythmiques de la Coexistence, Palais de Tokyo, Paris, 2016.