Ce qui ne s'entend pas n'est pas inaudible
Depuis le début du XXe siècle, quand le son est utilisé dans l’art c’est idéalement afin d’élargir le champ d’action de l’œuvre, lui insuffler l’efficacité de l’expérience pour faire exploser les limites de la simple image. Et à bien des égards, les créations de Damien Marchal exposé, aujourd’hui en 2018, à l’Angle, exploitent et enrichissent cette dualité entre les deux médiums. Un premier, sonore, possède pour l’artiste un caractère originel à toute forme de communications qu’il est nécessaire d’écouter à l’heure où nos connaissances dépendent surtout de l’autorité du second. L’information, en tant que somme des messages communiqués dans le but, étymologiquement, de donner forme à l’esprit, se manifeste actuellement comme un territoire bruyant et déstructuré. Et si la question de sa valeur apparaît d’ailleurs comme un des grands dés du monde contemporain, c’est que pris entre l’infobésité, les fakenews, le direct, et les réseaux sociaux… celle- ci conditionne une certaine dictature des images. Semblables à des croyances, elles sont analysées, scrutées et connectent à une vérité sur le monde. Foisonnantes et diverses, imposées et large- ment commentées, elles permettent plus immédiatement d’adhérer à l’inconnu, à défaut parfois de le connaître.
Lorsqu’il révèle ce qu’il y’a d’audible dans la communication des messages contemporains, Damien Marchal prend le contrepied d’une telle information. L’artiste compose, ou plutôt recompose, par le son ce qu’être informé signifie aujourd’hui, dévoilant ce que le message peut posséder de maturité, ou non, vis-à-vis de l’événement. En arrangeur, il inverse la perception, contourne dès lors l’autorité de l’image pour mieux saisir l’état de nos connaissances, et ce qui les sous-tend. Avec La Connaissance par l’obstacle c’est un son à voir qui permet à Damien Marchal d’étudier l’architecture d’une maison en périphérie d’Abbottābād : celle du retranchement d’Oussama Ben Laden ce 2 mai 2011. D’une efficacité graphique certaine, la série, d’apparences abstraites, se décline sur dix-sept cadres.
Sur chacun est tracé à l’encre de Chine, comme autant d’informations partielles, une partie d’un plan, dont les cloisons, sont révélées par l’onde des grenades assourdissantes de l’armée. La durée concrète, vécue, mais peu connaissable d’un instant T, se mesure ici par les déflagrations sonores, et illumine les murs ainsi que le temps long de l’événement historique. C’est là un mélange, ou une opposition des chronologies, qui résonne avec la technologie désuète, celle du traceur, employé par l’artiste. Semblables au cheminement de l’esprit, ces ballets d’ondes acoustiques progressent, se répètent, rebondissent et se déploient le long d’une succession d’entraves. Le son est alors ce développement qui, en même temps que de permettre l’accès au moment inconnaissable de sa déflagration, interroge sur ce qui ne peut être communiqué. Dans 01 Call Missed, se distinguent un « corps » et un « esprit ».
Le premier se constitue d’un mobilier dessiné par l’artiste pour évoquer les « control room ». Un bureau concave supporte une dizaine de miroirs re étant un anti-message qui leur est projeté : une partie de l’espace d’exposition. L’information, encore elle, se regarde par le prisme de ces salles de surveillance aux murs envahis d’écrans. L’esprit de l’installation se constitue, lui, d’une participation du spectateur. En composant un numéro de téléphone, il échoue sur un récit et se retrouve en tant qu’appel manqué dans une projection vidéo. Si le son semble absent de ce récent travail, autrement que par la sonification d’un portable, c’est pourtant bien d’amplification dont il est question. Dans une mise en abîme chaotique, la somme des diffusions impose une image et l’élève au rang de fait informatif. Bien qu’absoute de la fiction, elle ne peut pas non plus être tenue comme exacte. En effet, fragmenté par des reflets, le fait apparaît défait, discordant et super ciel. Aussi réel que banal, mais passé du message au jeu graphique de lignes inachevées, le « mur de derrière » devient « Abstraction à la cimaise et au radiateur ». L’amplification discrédite l’information, et donne le sentiment d’avoir manqué quelque chose d’autre qu’un appel.
01 call missed, l’exposition, ne constitue pourtant pas une énième critique des médias, mais plutôt une proposition d’écoute. Elle impose comme une blanche dans une partition bruitiste. Les œuvres de Damien Marchal s’inscrivent dans ce monde post-internet pour lequel la connaissance et la culture digitale immatérielle, pour ne plus l’appeler « information », sont indiscernables en tant que tel. Interrogeant l’exercice de la raison, elles conjuguent un présent, qui se veut de vérité générale, au futur antérieur : « Quand nous aurons entendu ce qui s’ignore, nous pourrons connaître ».