Catherine
Rannou

21.11.2022

Hommage à Robert Smithson

2017
Monument aux quais, 2017
Monument aux frontières, 2017
Monument à la culture, 2017
Monument Hors-Sol, 2017
Monument Vague, 2017
Monument aux Silos, 2017
Monument aux services Publics, 2017
Monument aux Cocottes, 2017
Monument aux Transports Publics, 2017
Monument aux Déchets Blancs, 2017
Monument aux Retraités de l’Agriculture, 2017

Hommage à Robert Smithson
Texte et photographie de Catherine Rannou

*Le samedi 30 septembre 2017, je suis allée à …

Ici, il y a la mer au Nord, les champs et les installations industrielles de l’élevage intensif au Sud. J’hésite entre deux lieux pour mon exploration : Brennilis, le village de la centrale nucléaire en démantellement depuis plus de trente ans ou Guerlesquin, commune des abattoirs industriels, fleurons de l’agro-alimentaire breton. Guerlesquin est plus près. J’étudie les lignes de bus pour m’y rendre. Le standard téléphonique n’ouvre qu’à 10H00 et en général ça ne répond pas. L’application BreizhGo ne marche pas car j’ai trop peu de réseau sur mon téléphone mais j’ai accès aux Pdf des horaires et correspondances. Il faut prendre la ligne 30, changer à Morlaix puis prendre la ligne 40. Ce sont deux compagnies privées différentes qui assurent le transport. J’ai loupé celui qui passe à 08H37 au Plessis, le prochain est à 13H55. Je peux ensuite enchaîner avec un bus pour Guerlesquin, attendre plus de 3H30 à Morlaix mais il aurait fallu réserver par téléphone hier.

Pour le retour, le dernier bus est à 13H20 sur réservation également. C’est plié et je n’ aurai de toutes les façons pas le loisir de descendre au gré des arrêts, les bus étant trop rares. Je prends donc mon fourgon diesel.

Je mets mes chaussures tout-terrain, je prends mon reflex numérique hybride et le règle en mode automatique.

Démarrage à 10H20.Je passe au Macareux, le bar-tabac de Plouézoc’h, achète Ouest France, le Télégramme, et Le Monde Week- End. Je feuillette les journaux locaux sur la banquette avant: aucun article sur l’art contemporain ni l’architecture. Puis optimiste je feuillette le Monde, là non plus aucun article. Enfin si : Yves Saint Laurent fait la couverture du Monde1 . Je démarre et roule quasi plein Sud dans mon fourgon orange.

Je croise Erwan, l’ancien forgeron qui a mis la clef sous la porte, à la suite de la demande de mise aux normes européennes de sa forge artisanale par ses deux salariés. Maintenant il est lui même salarié d’une société de conserves de poissons bios. Cela marche bien, il a un fourgon, le même que le mien, mais en noir et tout neuf.

Demi-tour, je passe devant l’église, la pharmacie, Votre Marché, Un Hair de Paradis. La coiffeuse est installée sur le rond-point planté de quatre palmiers et deux bananiers qui masquent sa devanture.

Direction Lanmeur.
Je m’arrête rapidement à la sortie du village et trouve mon premier monument : le Monument aux Quais.
C’est un vestige de quais de chargement en béton, encadrés de deux murs en parpaings disposés en équerre. Ici les camions équipés de remorques devaient défiler chargeant ou déchargeant des légumes. Maintenant un lotissement calfeutré entoure les vestiges de l’exploitation, les terres sont devenues constructibles. Seul un hangar et ses prolongements en béton subsistent. Le soleil tremble dans les arbres, le béton est animé par les feuillages des lierres et les fleurs odorantes visitées par les insectes. Tel un mur acoustique, digne d’un studio d’enregistrement de l’Ircam, les murs périphériques se transforment en fond de scène pour oiseaux des bois, mouettes, lapins et taupes. J’imagine un Fest-Noz où légumes et animaux, habillés en costumes bretons dansent sur les planchers de béton. Une saynette pour fonds de bols bretons vendus aux touristes sous le label Produit en Bretagne.

Je photographie le monument et capte un petit filet de soleil entre les nuages et les feuilles de lierre. Je reprends le volant et décide d’aller à Ploumilhau en passant par Lanmeur. Je connais bien la route. J’y vais régulièrement acheter du matériel pour mes deux ruches. Ensuite je n’aurai qu’à suivre les panneaux pour Guerlesquin.

Après le rond-point du Roc’hou, se déroule une route de campagne, bordée de champs de maïs, d’artichauts violets. Des talus subsistent entre certains champs à gauche. Ils sont occupés par des vaches aujourd’hui couchées dans l’herbe. A droite les talus ont été effacés et de vastes champs sont plantés de légumes bien serrés. Le nouveau monument se trouve une fois de plus en périphérie de village comme si c’était l’emplacement idéal. C’est le Monument aux Frontières. On y trouve aussi bien le grillage industriel urbain en treillis soudé, que les plantations denses du maïs pour nourrir le bétail en mal de prairies. Le rouge semble être le code couleur de ces deux limites industrielles. Pas d’herbes folles, tout est maitrisé, contrôlé, cartographié, indéplaçable. Un vide marque le rapport de force entre étalement urbain et terres agricoles. Déviation pour travaux : les chaussées du centre du bourg sont en train d’être refaites, des jardinières et des bordures en granit chinois vont être posées. À terme, l’ensemble sera en zone 20 afin de sécuriser, hiérarchiser et adapter les différents modes de circulation: piétons, cyclistes, motocyclistes et automobilistes… a indiqué le maire et sénateur, dans le journal local. Je passe dans la zone artisanale à l’arrière du Super U, le long de ses chambres froides et du Drive puis longe les grilles en treillis soudés rouges et blanches de Mr Bricolage, puis le parking et d’autres chambres froides, celles du funérarium.

Un troisième rond-point.Un quatrième rond-point, direction Plouigneau.La route a des allures de grande ligne droite de plusieurs kilomètres, bordée de talus, de départs de chemins d’exploitations. Des haies bocagères ourlent les champs, des lignes d’éoliennes grises poussent telles des coulemelles sur les talus. Le soleil est Sud-Est, à gauche de la route.

Je roule sur la D64, direction Ploumiliau. Le catalogue d’objets industriels se poursuit avec les pots de fleurs géants en PVC posés sur un petit terreplain ovale. Il est planté de bambous et plantes décoratives au feuillage rouge qui frémissent au vent, sur un fond de maïs de catalogue, lui aussi. Les voitures roulent vite, et les conducteurs sont interloqués de me voir arrêtée ici.

Ce sera le Monument à la Culture. Je pense au Pot rouge de l’artiste Jean Pierre Raynaud, à son Pot doré installé au Centre Georges Pompidou depuis 2002 après l’avoir été à Berlin et Pékin.

Ici, ce sont les employés municipaux qui « installent» les ronds-points, depuis que les ronds-points équipent les campagnes.Je passe au dessus de la N12 et croise les bretelles d’accès de cette quatre voies bretonne, laisse l’aire de co-voiturage à gauche puis emprunte le rond-point, entouré des différentes enseignes prisées des agriculteurs: Espace Emeraude, Klaas,Gamme Vert.

Je passe devant les Recycleurs Bretons. Leur plateforme logistique est encombrée de tas monumentaux de métaux, de bois déchiquetés, de terres de remblais. Une société de transports frigorifiques entourée de grilles blanches couvertes de lichens, parque ses trente semi remorques tel un enfant qui aurait rangé ses petites camions blancs sur la moquette sombre de sa chambre. Il y a même un portique géant pour laver les véhicules.

Je me trompe de route, et atterri dans un cul de sac où je découvre le Monument Hors-Sol, un Chrystal Palace dédié aux tomates. La nuit il prendra des allures de bâtiment du troisième type, rayonnant, simulant la lumière naturelle pour la culture intensive hors-sol. Ces sont des monstres de verre troublants par leur esthétique plastique et technique.

Anne Lacaton et Jean Philippe Vassal, architectes français, écrivent dans le texte-manifeste « il fera beau demain » de 1995 : Il n’y a pas 36 solutions, il y a une ou deux réponses, et une certainement meilleure. No architecture. On résout mathématiquement un problème d’implantation, d’intégration, de programme, un problème technique, économique, social. Cela suffit, éventuellement. C’est déjà beaucoup.2

Ces serres agricoles sont devenues avec ces architectes des projets d’écoles, de maisons comme de centres d’art, fascinés qu’ils sont à la fois par le raffinement et la rusticité de l’ouvrage. Là c’est l’urbain qui vient puiser dans l’esthétique des infrastructures techniques agricoles.

Je repense aussi au texte récent de l’architecte hollandais Rem Koolhaas : Plus on regarde la campagne, plus elle paraît comme une toile immense destinée à accueillir pratiquement toutes les formes d’organisation trop grandes, trop complexes ou trop dangereuses pour être mêlées à la vie urbaine- depuis les gigantesques data centers jusqu’aux sites de déchets nucléaires. En dépit de notre active indifférence à son égard (ou peut être justement à cause d’elle), la campagne, du fait de nos interventions massives - et de transformations colossales déjà amorcées par le changement climatique - est devenue la composante de notre environnement physique qui change le plus radicalement.3 Les installations construites ou vivantes de l’industrie agro-alimentaire seraient elles les amorces des datacenter évoqués par Rem Koolhaas?

Je fais demi-tour et continue vers le terrain de sport. Un catalogue de tous les équipement possibles pour les adolescents sont exposés. Le terrain de football est comble, avec des enfants en maillots rouges rangés par âge.

Le Monument Vague proche des infrastructures sportives participe de ce catalogue de monuments. Le paysage rural offre de multiples variations topographiques propices au VTT, mais la norme et la réglementation de ces sports imposent une mise en oeuvre de collines qui finissent par effacer la terre vivante, et recouvrir de formes en remblais et graveciment stériles.

C’est une installation paysagère digne d’une oeuvre d’un artiste de land art des années 70 ou proche du Jardin des Dunes, espace de jeux que j’ai dessiné et construit en plein coeur de Paris il y a plus de 20 ans. Je croise trois gamins à vélos aux roues démesurées, intimidés par la pente de l’installation aux normes. Celui en jaune laisse trainer son pied pour ralentir, ettrace un trait qui coupe en deux la piste.

Derrière, un groupe d’adolescents discute à la sortie de la piscine, une voiture arrive conduite par une jeune fille aux mèches bleues. Une autre, en équilibre sur un pied, le portable à la main, attend le long du mur en tôle beige du gymnase. Seule, tel un personnage de Edward Hopper.

Les jeux pour enfants sont vides derrière leurs grillages. Il est bientôt l’heure de manger. Je me souviens de l’ existence d’un restaurant ouvrier à Lannéanou, avec une grande fresque à l’intérieur. Je fais demi-tour pour m’y rendre. Je passe à nouveau sur le rond-point regroupant les coopératives agricoles locales au croisement de la D712, D64, D37a. Elles fournissent les intrants pour nourrir poulets, vaches, cochons, amender le sol et traiter les maladies. Les plate-formes extérieures sont comme les étagères d’une pharmacie géante pour éleveurs, agriculteurs. Ce sera le Monument aux Silos.

Je prends la route de Lannéanou. Le restaurant près de l’église a changé de propriétaire et n’ouvrira que le week-end prochain avec une nouvelle formule, je continue jusqu’à Plougonven plus au Sud.

En passant rapidement apparaît le Monument aux Services Publics, sorte de catalogue des différents services, affiché en amorce d’un lotissement. On y trouve les containeurs de tri sélectif , les compteurs électriques, les panneaux signalétiques et l’abri bus en tôle, fabriqué par l’employé municipal.

A Plougonven il est trop tard, la crêperie près de l’église a fini son service. Le jeune serveur est débordé, il devra assurer à 16H un encas pour les familles rassemblées en ce moment à une cérémonie. Le glas vient de sonner.

Je reprends la route et vais directement à Guerlesquin. Une étrangeté règne dans ce village. La commune accueillait l’un des plus gros abattoirs industriels de poulets de Bretagne. Il est aujourd’hui en faillite.

Commerces en activité, comme dans un parc de loisirs, la vie est peinte et feinte. Un artiste a dessiné sur les devantures des trompes l’oeil pour tenter de sauver l’ambiance. C’est glauque.

Finalement je trouve un moka à la crème au beurre, dans une vraie boulangerie, pas trop le choix. C’est comme manger quatre fines plaquettes de beurre parfumées au café, posées les unes sur les autres avec de fines couches intermédiaires de génoise. Je prends un café au seul bar ouvert. Le tenancier et un client sont rivés au grand écran qui diffuse un match de football. Ils parlent du nouveau stade de Brest. Ils s’excusent de regarder du football. Cela ne me gêne pas. C’est rassurant de croiser du monde. En sortant de Guerlesquin, je longe les abattoirs et passe devant un barrage et un lac artificiel immense. Des hectares d ‘infrastructures sont enlardées de grillage. Seule une sculpture en tôle pliée blanche veille, la tête haute devant les bureaux de l’entreprise agro-alimentaire. Cet édicule couleur de barquette en polystyrène reprend le logo de l’entreprise : une cocotte en papier. Elle devient le Monument aux Cocottes.

Puis je cherche à photographier des bâtiments agricoles d’élevage intensif de porcs ou de poulets mais ce sont des propriétés privées. Une réglementation a longtemps imposé la plantation de thuyas en périmétrie des constructions pour couper les vents dominants et limiter les odeurs. Aujourd’hui ces arbres écrans font plus de 10 mètres de hauteur et masquent les installations. De nombreuses constructions sont maintenant obsolètes après avoir été l’image de modernisme de l’élevage industriel breton. L’amiante ciment de marque Eternit, produit magique pour sa résistance à toutes les agressions, rend aujourd’hui ces ruines polluantes intouchables. Je vais aller d’îles végétales vertes en îles végétales et trouver le Monument à l’Amiante-Ciment.

Je reprends la route.Je me dis que pour le retour, avec l’application Mappy de mon téléphone portable, je prendrai la route suggérée pour les piétons afin d’aller dans des chemins peu pratiqués mais carrossables. Introduire du hasard dans ce parcours.7H20 à pied, 31 minutes en voiture. Si j’avais voulu rentrer en bus, j’aurai du trouver un hôtel à Guerlesquin et repartir le lendemain : quasi vingt heures de voyage transit compris. C’est comme prendre un Sydney-Londres avec la compagnieaérienne Quantas en Airbus A350 ou Boeing 787. Je découvre alors le Monument aux Transports Publics : une magnifique aubette des années 1970. Je pourrai dire ABRIBUS tout simplement, puisque c’est le mot qui est devenu la marque déposée de l’entreprise Decaux, on l’appelait aussi MUPI : Le Mobilier Urbain Pour l’Information.

Ici aucune publicité, plus aucun passage de bus. Un objet de design dans toute sa pureté, isolé au milieu de la toile des chemins ruraux.

Le temps se gâte, la lumière tombe.Les chevaux sont abrités sous les chênes des talus, comme les hirondelles perchées sur leurs fils électriques.

Certaines vaches paissent encore au milieu des champs près de baignoires blanches Jacob Delafon. D’autres attendent patiemment la traite agglutinées contre un portail en acier galvanisé.

Il est l’heure de rentrer et de se mettre à l’abri. Vingt minutes de conduite et me voilà chez moi.

  1. voir l’article de l’artiste Robert Smithson: «A tour of the Monuments of Passaic». Il est paru dans la revue Artforum à la suite d’une déambulation qu’il réalise le 30 septembre 1967 à Passaic dans le New Jersey. Il est équipé d’un Kodak Instamatic, un ouvrage de science-fiction et emprunte le bus depuis New York.
  2. la publication « Il fera beau demain » Manifeste, a été éditée à l’occasion de l’exposition conçue par Anne Lacaton et Jean Philippe Vassal à l’Institut Français d’Architecture à Paris en 1995 sur une invitation de Patrice Goulet. Projet soutenu par Eternit, Onduclair et la DATAR.
  3. extrait de l’article « Le meilleur des mondes: population, territoires, technologies » traduction de Sébastien Marot pour la revue : marnes, documents d’architecture , volume 4, éditions parenthèses, p117, 2017