Challenger Traverse Special
Edition format 14,5/21cm, 572 pages, tiré à 300 exemplaires
Cette publication fait suite au projet “balises numériques 32Ko” présenté au centre d'art passerelle en 2008. Elle est éditée par le centre d’art passerelle.
Notice :
Ce volume est la retranscription de notes prises par l’artiste au volant d’un des tracteurs, Challenger Traverse Special, utilisé pour le ravitaillement de la base polaire Concordia, située au cœur du continent Antarctique. La vitesse moyenne du convoi est de 12 km/h pour une distance totale à parcourir sur la glace de 2 210 km.
Ces notes autographes se calquent dans leurs dessins et déformations, à la topographie et aux conditions particulières des paysages antarctiques, ils en re-figurent la carte.
Challenger Traverse Special est un des volets du triptyque rassemblant: le site internet balises numériques 32 Ko réalisé et consultable au fil du déplacement de l’artiste, sa “transcription papier” dans l’ouvrage imprimé: 32 Ko et le présent volume.
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Ecriture manuelle et mécanique
En parallèle à cette écriture “protocolaire” et numérique, j’ai écrit au volant du Caterpillar, sur des petits carnets de poche, le feutre dans la main gauche, le volant dans la main droite, le carnet sur mes genoux épaissis par la combinaison polaire. Aucun projet précis n’était, là, lié à cette écriture, aucun protocole.
Un besoin, une nécessité de lutter contre la solitude, conducteur seul dans son habitacle, avec comme unique lien la radio vhs. Toute musique, toute émission radiophonique provient de MP3 ou de cd gravés quelques mois auparavant. Pas de direct que du différé.
Imaginer un convoi de tracteurs chenillés et de containers à ski, de 150m de long, attachés les uns aux autres…un chasse neige ouvre la voie, un autre la referme. Le convoi trace un cheveu sur la calotte glaciaire. Le pôle sud se coupe en deux au fur et à mesure du déplacement. Aucune rencontre, aucun croisement.
Une écriture contre l’ennui, la monotonie et l’extrême lenteur. 12km/h, vitesse moyenne d’une anguille, d’un serpent. Une écriture mécanique, quasi automatique. Entendre ce qui me passait par la tête, le retranscrire aussi vite. Descriptions du paysage parcouru, du raffinement de ce paysage qui se dévoilait et se précisait dans ses variations au fur et à mesure du déplacement. Noter les changements de nature de la neige, des sculptures anthropomorphiques fabriquées par les vents dominants du pôle, les vents catabatiques glaciaires tombant au bord du continent.
Mais aussi l’histoire de ces coupons de tissu fleuris qui m’accompagnaient qui me donnaient un peu d’intimité dans cet espace surexposé, qui me protégeaient du soleil, du regard des autres. Scotchés sur les fenêtres latérales du tracteur ou près de ma couchette la nuit.
Ces fleurs dessinées au milieu des territoires sans plantes, sans animaux. Le cœur du continent où les hommes ne survivraient pas sans leurs inventions techniques et mécanistes. Ecrire la répétition des journées, la lassitude de regarder le blanc à 360°. Lire et recopier les étiquettes de chaque vêtement polaire, seule lecture possible.
Ecriture qui se déforme au fil du déplacement qui par son dessin, fait apparaître le relief de l’espace parcouru. Une écriture aux dessins infinis, uniques, comme si une multitude de mains s’étaient acharnées à écrire, à décrire.
Une écriture qui décrit et qui dessine. Ecriture quasi illisible, quasi oubliée. Ecrire pour résister, pour s’orienter.
Noter les relevés GPS, les horaires, même si ce ne sont que des chiffres qui ne veulent pas dire grand chose. Le soleil ne se couche jamais, aucune carte sous les yeux, uniquement des chiffres en latitude et longitude qui essaient désespérément de donner une échelle humaine à tout cela, désespérément mesurer. Jauger les litres de gasoil qui nous restent pour mesurer les limites de notre autonomie, des milliers de litres qui s’écoulent chaque jour, pour acheminer des milliers de litres de carburant, des tonnes de vivres puis redescendre des déchets, les carottes de glace prélevées par les scientifiques.
Au retour, dans l’atelier, redécouvrir ces textes illisibles, essayer de les traduire, de les comprendre. Quelqu’un d’autre les aurait il écrits ? Suis-je vraiment allée là ? Ou ne suis-je qu’une Alice qui se réveille au pied de l’arbre.
Transcription, traduction, impression
Que faire alors de ces carnets quasi illisibles ? Ils font partie de l’expérience de correspondance que j’avais entreprise. Comment les rendre lisibles et illisibles à la fois ?
Le dessin de l’écriture est une partie importante de ce texte. Il est indissociable, non pas dans une fétichisation, bien au contraire. L’écriture devient un paysage, un espace dense ou distendu, un espace régulier ou décousu. Que ce soit dans la forme, le fond, le sens.
Cette écriture doit donc être visible, même si elle est retranscrite, voir traduite. La lecture de ces carnets est une promenade, un arpentage, une expérience physique, sensuelle et brutale.
Le texte manuscrit devient un nouveau paysage. Forme de texte qui par les à-coups, le relief accidenté de la glace se modifie et traduit comme une coupe géographique sur le paysage traversé. Un texte qui décrit et qui contient à la fois l’espace qui m’enveloppe. C’est un texte-carte, avec le feutre tel un stylet de baromètre sur son papier millimétré.
En collaboration avec Ulrike Kremeier du centre d’art passerelle à Brest, nous avons fait ce choix radical de ne faire aucune sélection dans les carnets, et de les retranscrire tels quels. C’était la condition de l’édition de ces textes. Le texte dessiné situé systématiquement sur la page de droite, la transcription sur l’autre page en vis à vis.
Respecter les coupures, les temporalités de l’écriture, les phrases qui ne se terminent pas, qui s’essoufflent.
Cette écriture comme un flux, avec très peu de ponctuations, très peu de majuscules.
Pour cette édition au format standard A5, les pages des carnets manuscrits ont perdu leurs contours, seul le dessin de l’écriture telle une trace perdue sur la page droite du livre. Traces sur un papier fin, fragile, issu de recyclages multiples, quasi transparent. D’autres pages apparaissent parfois en filigranes.
La transcription, sur la page de gauche, en très clair, en trais clairs, lisible et en même temps en retrait.
A la limite aussi de la lisibilité, telle l’ombre de l’empreinte des chenilles du Challenger.
Comme dans le “white -out”, ce sont les ombres qui me permettent de deviner le paysage qui est devant moi.
Ce sont celles que je laisse, qui permettent aux autres de me suivre.
Catherine Rannou.
- Challenger Traverse Special est le modèle de tracteur utilisé pour le ravitaillement de la base polaire Concordia située au cœur du continent Antarctique. Sa vitesse moyenne sur glace est de 10 km/h et la distance à parcourir de 2 200 km aller-retour.
L’ouvrage Challenger Traverse Special est édité et distribué par le centre d’art passerelle à Brest