Naviguer en oiseau
Un cormoran de trois mètres sur quatre prend son envol sur l’avenue Aristide Briand. Sur le vrai-faux panneau publicitaire n’accueillant que des expositions de plein air, l’eau scintille. L’image littéraire est usée, mais c’est le mot juste: “Briller en jetant des éclats lumineux irréguliers, par intervalles rapides, donnant une impression de tremblement.” Le grain particulièrement dense, caractéristique de la sensibilité de la Kodak Tri-X, n’est pas une pollution de l’image. Recherché par la photographe Caroline Cieslik, il compose la photographie, la densifie. Se détachant de la masse d’eau argentée qui paraît être encore en mouvement, la silhouette charbonneuse d’un cormoran s’élance. « Il y a quelque chose d’archaïque dans le profil de cette oiseau, explique Cieslik, quelque chose du dinosaure. Sa beauté est ambigüe. »
C’est à quelques rues de là, le long de la Vilaine qu’a débuté le projet « Naviguer en oiseau ». Cieslik court, beaucoup, et décrit la transformation qui se joue au bout d’une ou deux heures de course: un état méditatif, en suspension, en vol. C’est dans cet état second que se produit la rencontre avec un arbre et ses habitants: les feuilles sont presque toutes à terre, et perchés sur ses branches, des cormorans immobiles, présence préhistorique au milieu de l’urbanisme rennais galopant. En Bretagne, à Paris, mais aussi au Danemark, Cieslik a entrepris de suivre le cormoran, d’explorer son territoire, ses rythmes quotidien et saisonnier, sa « géographie éclatée ». Lauréate du programme Regards du Grand Paris des Ateliers Médicis et du Centre national des arts plastiques, Cieslik a arpenté l’Ile Seguin, ancien lieu iconique de l’industrie parisienne à la mémoire ouvrière peu ou prou effacée, l’Ile Saint-Denis, et sa réserve naturelle fermée aux humains, pour naviguer « en » oiseau et photographier les cormorans.
Après la course et l’état de transe qu’elle peut créer, c’est la physicalité de la prise de vue — du transport du matériel à la planque— qui s’impose dans la discussion. Téléobjectif, un réflex et un moyen format, plusieurs kilogrammes de matériel transportés à vélo le long des berges de Seine et des canaux de l’est parisien. Puis le positionnement, et l’attente du « bon » moment. Elle décrit l’anticipation, une certaine familiarité qui s’installe avec l’oiseau, la connaissance des mouvements et de ses habitudes— mais aussi la surprise lorsque le tirage sort du dernier bac de développement. Car le choix de l’argentique est clé : il est esthétique et politique. C’est une économie de moyen : une prise de vue et pas de « rafale » — si appréciée des photographes animaliers —, une pellicule et ses deux ou trois douzaines de clichés, et bien entendu un rapport différent au temps. Le décalage entre le moment de la prise de vue, puis le développement de retour au laboratoire, et le tirage artisanal et argentique qu’elle réalise elle-même est bien éloigné de l’instantanéité boulimique du numérique et son hyperconsommation de pixels. De la prise de vue au tirage, mais aussi dans l’ampleur du projet, le temps long de « Naviguer en oiseau » caractérise le travail de Caroline Cieslik, à l’image d’une autre recherche bientôt publiée par les Éditions du Centre d’Art de Gwinzegal : Les Sauvages. Mené sur près de dix années à partir de 2013, et qui viendra même nourrir une thèse de doctorat en recherche-création soutenue en 2021, « Les Sauvages » établit un Observatoire photographique du paysage — vingt-quatre points de vue sont reconduits à la chambre quatre fois par an — dans la friche des prairies Saint-Martin, réaménagé en parc « naturel » par la mairie de Rennes.
« Je ne suis pas allé chercher une lutte environnementale, mais elle m’est revenue en pleine face » explique Caroline Cieslik à propos de « Naviguer en oiseau ». Sur le port de Gennevilliers, en face de l’Ile Saint-Denis — l’un des dortoirs franciliens des cormorans — l’oiseau est devenu l’animal totem de la lutte contre le nouveau projet d’entrepôt logistique Greendock (et qui n’a de vert que le nom) de 600 mètres de long pour 35 mètres de haut, menée par les Soulèvements de la Terre. La banlieue nord est déjà un territoire « servant » la ville centre, explique le mouvement écologique dans une vidéo publiée sur Instagram et partagée par Cieslik, saturé d’infrastructure polluantes. En « naviguant en oiseau », la photographe s’est heurtée aux mêmes obstacles, aux mêmes menaces que les cormorans ; elle a aussi rencontré celleux qui se battent pour les protéger. Qui de mieux que le cormoran, avec sa noirceur de pirate et son « côte punk », pour incarner un soulèvement pour la Terre. Cette « énergie militante qui construit », face à une « énergie policière qui détruit » selon la formule de Cieslik, s’est faite une place dans sa navigation. Aux vastes paysages liquides où la figure humaine est absente, aux arbres décharnés où l’on vient chercher la silhouette désormais familière du cormoran perché, s’ajoutent les joyeux cortèges militants, banderoles syndicales, masques et gilets jaunes, et bientôt un drapeau sérigraphié avec cormoran-totem dessiné par Cieslik, qu’elle offrira à la lutte.
La friche, paysage de marge, est l’un des espaces clés dans lequel s’inscrit la pratique de Cieslik. Des bords de la Seine, aux chantiers de Rennes, des luttes environnementales aux futures plateformes logistiques du Port de Gennevilliers, cette « friche » n’est pas à comprendre comme simple espace industriel abandonné mais comme un entre-deux spatial et temporel, un espace en attente. C’est l’espace interstitiel de la ville, pas vraiment urbain mais encore moins sauvage, invisible à celleux qui ne font pas l’effort actif de regarder autrement. Lieu de refuges de personnes et de communautés marginalisées, espace de vie d’une faune et d’une flore qui vit dans « les ruines du capitalisme » comme l’écrit l’anthropologue Anna Tsing, cette friche est un lieu où le temps s’écoule différemment. La lutte aussi est une friche: le lieu de la lutte, le temps la lutte — par son refus du business as usual, de l’énième destruction programmée. En « naviguant en oiseau », Cieslik investit l’idée de friche d’une pratique artistique qui, par son engagement physique et politique, par son temps long, par ses choix technologiques — de l’argentique au tirage artisanal —, embrasse l’identité complexe et non-normée de ce concept hybride. Qu’elles tiennent dans la paume de la main, ou qu’elles s’affichent en quatre par trois dans les rues de Rennes, les photographies de « Naviguer en oiseau » dépeignent le paysage intime d’un oiseau dont la silhouette préhistorique semble nous projeter dans le futur.