Benoît
Laffiché

30.06.2023

Déplier l'image

Pascal Beausse, 2008

En un moment historique où chaque forme de vie est sous l’emprise du processus de globalisation économique, il s’agit pour l’artiste, plus que jamais, de travailler in situ et in vivo. In situ : en un lieu précis de la planète, un lieu doté de coordonnées géographiques, économiques, culturelles et humaines spécifiques, qu’il s’agit de découvrir et de comprendre. In vivo : au coeur du vivant, en dialogue avec les Multitudes. L’installation vidéo Vasanthi & Vani Theaters de Benoît Laffiché est la représentation déconstruite d’un processus de destruction. À travers l’observation du lent et patient travail de démolition d’un cinéma en Inde s’énonce un moment particulier de la vie d’une famille et d’une entreprise. L’artiste devient un membre de l’équipe, travaillant depuis l’intérieur du bâtiment à l’enregistrement de sa progressive disparition. L’enjeu de son approche documentaire est la représentation des gestes du travail. Il montre combien les ouvriers indiens sont à la fois attentifs et détachés, dans une attitude juste, dans une relation intelligente au temps qui leur est imparti pour faire disparaître une construction en récupérant et triant chacun de ses constituants pour les recycler.
Les trois images sont diffractées dans l’espace d’exposition, comme déposées et cadrées sur des cimaises reposant à l’oblique, de grands écrans monolithiques appuyés sur les piliers et murs de la salle. Rien n’est imposé au spectateur, qui se voit invité à opérer ses propres sutures entre les images et les sons, dans la temporalité de son regard. Il s’agit pour l’artiste de fabriquer un interstice, au sein duquel il sera possible de construire une interprétation du réel. Au cours du montage, des images apparaissent, issues de bobines de films du Tamil Nadu1 , trouvées dans les décombres. C’est un film de dote, dont l’histoire entre en écho avec la situation enregistrée ici : le propriétaire du terrain sur lequel se trouve le cinéma l’a vendu car ses quatre filles doivent se marier. De ces images de fiction au regard documentaire qui les incorpore, se trouve énoncée la situation décrite par l’artiste : « Je cherchais à filmer la relation au travail d’un des acteurs majeurs de la mondialisation : l’Inde, entre Blade Runner et la musique carnatique. Tout est plus physique en Inde, on y voit tout, c’est peut-être plus réel. Chaque jour, les indiens déploient une capacité d’adaptation inventive. C’est là que je vois la logique de survie, l’attention aux formes à l’intérieur de la nécessité économique, des gestes de résistance. Et si mon travail ne voulait pas dire grand chose aux gens de Vasanthi, ma présence, jamais, ne les a étonnés. Je savais qu’en Inde, dans ce type de condition, nous pourrions nous rencontrer2 ».

Depuis les avant-gardes du premier tiers du XXe siècle, l’artiste s’est donné pour rôle, pour travail, d’expliciter la culture de son Temps, en faisant en sorte que les formes qu’il propose soient les vecteurs d’explicitation d’une culture partagée avec ses contemporains. Nourri par sa recherche d’une expérience du vivant, qui fonde le mouvement et le rythme de production de son travail, Benoît Laffiché invente des dispositifs qui sont les véhicules d’une pensée plastique. Ses images sont sensibles, au sens où l’oeuvre d’art est pour lui la résultante d’une compréhension intime des conditions d’existence. Sensibles, parce qu’elles sont un alliage d’intuition théorique et d’intention poétique. Sensibles, parce que l’activité artistique est une critique de la vie quotidienne. Sensibles, parce que son art pense le monde en une approche caressante, attentive aux détails, aux choses mineures, aux tactiques traversières - attentive à la vie. Avec Benoît Laffiché, et instruits par la pensée de Edouard Glissant - une pensée du tremblement, qui n’essaye pas de formuler des idées définitives -, nous pouvons comprendre l’activité artistique comme une manière de fréquenter le monde. Une manière démultipliée, qui échappe aux genres pour produire des documents poétiques. Avec lui, et toujours en écoutant Edouard Glissant, nous pouvons comprendre que la Beauté est le réceptacle secret de toutes les différences.

Pascal Beausse, 2008
Texte publié dans le catalogue Valeurs croisées, Les ateliers de Rennes, Biennale d’art contemporain, 2009

(1) Le Tamil Nadu est l’une des deux catégories du cinéma indien, concurrente de Bollywood.
(2) Benoît Laffiché, propos recueillis par Yvette Le Gall, dans Triangle. La lettre, n° 10, Rennes, 2008, p. 5.

  1. Le Tamil Nadu est l’une des deux catégories du cinéma indien, concurrente de Bollywood.
  2. Benoît Laffiché, propos recueillis par Yvette Le Gall, dans Triangle. La lettre, n° 10, Rennes, 2008, p. 5.