Benoît
Laffiché

30.06.2023

De la pirogue au groupie

Ambroise Tièche

De la pirogue au groupie

Ça commence par quelques mails échangés au cours du printemps 2020, assortis de photos. On reconnaît le jardin dans lequel, sur des cales, est posée une grume. Puis des copeaux, beaucoup de copeaux, une tronçonneuse, des ciseaux à bois, une herminette, des sangles et trois personnes qui creusent, taillent, poncent, rabotent et mesurent. Des images d’instants, complétées par le récit. Faute de pouvoir poursuivre un projet en Colombie, trois amis ont décidé de fabriquer une pirogue, qui par certains aspects résonnent avec ledit projet, en suspens indépendamment de leur volonté, comme on dit. Ah ! Connaissant petit à petit mieux la Bretagne je sais que l’on y invente des objets flottants singuliers, vernaculaires ou de haute technologie, et que ceux–ci ont même une existence administrative permettant de les immatriculer avec un statut d’embarcation expérimentale. Pourquoi pas une pirogue ma foi. Il devait bien y en avoir sur la Rance au Néolithique. On en trouve bien en Suisse de la même époque aussi, alors c’est plausible. Dans l’impossibilité d’aller en voir la progression pendant quelques mois, il est enfin temps de découvrir la chose.

Une fois devant elle, d’emblée une sensation très particulière d’être dans une situation intemporelle se fait jour. C’est assez rare, mais les objets archaïques encore existants et employés ont cette faculté.

Qu’elle ait été creusée dans un peuplier avec des outils électriques, que des fentes soient obstruées avec de la colle polyuréthane expansive, qu’à la poupe un morceau de tôle à loupe en aluminium consolide le point auquel le moteur est placé, que le mât soit une tige de bambou ou les pare–battage soient en plastique ne pose aucun problème. Elle est « impure », et alors.

L’étape suivante pour ses concepteurs et constructeurs a consisté convier des artistes à y mettre, peindre, inscrire, greffer, quelque chose. Il est probable que les autres artistes aient aussi ressenti qu’il ne s’agissait pas seulement de mettre une œuvre mais aussi d’opérer une action bénéfique ou propitiatoire pour cette embarcation.

Cette histoire de pirogue me taraude depuis et plus encore à chaque fois que je la vois, où les discussions portent sur telle ou telle amélioration à apporter, comme comment lester telle partie pour en corriger un peu l’assiette ‒ celle–ci sera prise en charge par une artiste, du reste. La dernière surprise a été la découverte, sous l’appentis qui l’abrite, de la housse en draps de lin–coton familiaux cousus maison.

C’est l’occasion de revenir sur cette question d’impureté, qui permet de mettre à distance les remugles exotisants liés à ce type d’embarcation. Cette réflexion a encore été plus encore stimulée lorsqu’il m’a été demandé d’écrire un texte autour de Superfish et la Rana et de ma relation avec celles–ci.

C’est là qu’interviendra la figure du groupie, que je vais revêtir temporairement. D’abord, groupie, c’est quoi ? Ce n’est pas être fan, ça a pu l’être, mais ce n’est pas obligatoire. Si la figure de fan implique une connaissance éventuellement obsessionnelle ‒ à divers niveaux ‒ de tout ce qui a trait à une personne, un groupe ou une œuvre vénérée être groupie, c’est côtoyer, parfois de très près, parfois amicalement voire intimement, dans une forme de quotidien, des artistes, notamment en dehors des moments d’activité artistique. Cela implique de voyager, de traîner, de partager, de dériver avec des personnes dont le statut se brouille, en fait se complète, entre la personne et l’artiste. De groupie on peut devenir « compagnon de route ».

Pour envisager ce texte, deux mots se sont imposés dès le début : pirogue et navette.

Le mot « pirogue » est d’une certaine façon déjà une bizarrerie, en regard de la question de l’intemporalité mentionnée plus haut. En allant aux dictionnaires, j’espérais une explication et c’est là que tout s’est complexifié, et à la fois ouvert. En effet, le mot apparaît dans la langue française en 1563, période à laquelle s’était amorcée une tragique histoire atlantique qui perdurera dans sa forme la plus violente et extrême jusqu’au 19e siècle. Le vocable piragua est emprunté à la langue arawak des habitants autochtones des Antilles, où il définit précisément ce type d’embarcation monoxyle. On emploie par conséquent un nom d’origine amérindienne pour désigner des embarcations préhistoriques dans les langues latines d’Europe, en espagnol directement piragua ou piroga en portugais. En allant au Laténium, le musée retraçant la civilisation de la Tène (le nom d’un village au bout du lac de Neuchâtel), situé au bord de ce même lac, avec les cimes des Alpes dans le lointain, de la Jungfrau au Mont–Blanc, il est question de pirogues. L’anachronisme doublé d’une ubiquité étrange est ici assez vertigineux.

L’ancien français se contentait d’un mot plus voisin, barque, venant du grec via le latin, qui sert à désigner toute embarcation non pontée et est du reste est encore employé. L’allemand et l’anglais sont eux différemment descriptifs, privilégiant en allemand la matière, Einbaum (littéralement, 1 arbre), et la technique pour l’anglais, dug–out (creusé). Voilà pour quelques langues occidentales, une occasion de voyager dans les mentalités.

La navette est aussi très importante au propre comme au figuré. L’analogie est là par sa forme et par son nom. Cet objet qui navigue en ondoyant entre les fils de chaîne, qui fait des allers et retours comme un passeur. Sorte de pirogue en réduction dont la poupe et la proue se ressemblent. Mais aussi ce projet et l’invitation à écrire un texte m’ont fait faire la navette entre le mot et la chose et concrètement, à plusieurs reprises, le trajet entre Genève et la Bretagne. Sans oublier les traversées imaginaires et mentales entre la Colombie, les Antilles, la côte du Sénégal, le lac de Neuchâtel, la préhistoire et aujourd’hui.