Le bon coin
« Dans la mesure où l’art est essentiellement, pour moi, une remise en question de l’ordre, toute œuvre d’art doit presque nécessairement contenir quelque chose qui en nie la validité. Ainsi l’œuvre d’art doit-elle avoir une sorte de dysfonctionnement, du moins, un semblant de dysfonctionnement » (1).
Un catalogue raisonné de l’œuvre de Babeth Rambault pourrait offrir une lecture comparable à la liste des produits disponibles à l’unité (ou en lots dépareillés) dans une enseigne de surplus ou sur un site de petites annonces d’occasions : La roue, L’accoudoir, Gobelet, Interrupteur, autant de choses dont la rencontre fortuite remédie sur le champ au sentiment qu’il manquait une pièce au nécessaire d’une existence sédentaire besoins matériels vitaux qui s’accommodent souvent de quelques fantaisies jugées tout aussi indispensables sur l’instant (Kaleidoscope, Visionneuse). Mais l’image du produit, qui suffit parfois à trahir une publicité mensongère, laisserait le chineur dans la plus grande perplexité en proposant une porte de placard aux dimensions d’une roue de secours, ou une descente de lit d’inspiration orientale s’échappant symétriquement dans deux bouches d’égouts en guise d’expérience optique.
Mais c’est ici le langage qui fait la preuve de son infidélité naturelle, tant l’éclat poétique qui repose sur l’association nette du mot et de l’image est anéanti par sa description. Tout art bien mené de la forme brève démontre à l’exégète le superflu de sa contribution, tandis que la concision se donne dans une irréfutable complétude Musil ne disait-il pas de l’aphorisme qu’il est « le plus petit tout possible » ? Ainsi l’art de Babeth Rambault devrait-il se passer de commentaire, lui qui justement a pour effet le plus remarquable de laisser sans voix. Que dire devant ce mégot de cigarette sur un trottoir de béton, venu se loger dans un petit accident qui semblerait avoir été ménagé sur mesure pour le recevoir, et de l’indexation de ce constat photographique sous le titre La place ? L’apparition est si convaincante qu’un mot de plus serait évidemment un mot de trop. Il risquerait de diluer le précipité, détendre l’élastique, colmater l’écart objectif dans lequel agit presque toujours la puissance esthétique chez Babeth Rambault. Soit un vertige abyssal, la chute dans un vortex pas plus large qu’un mégot (qui fait office d’étalon à plusieurs endroits, tandis que le vocabulaire formel de l’artiste est peuplé de toutes sortes d’orifices). Et en mettant le doigt sur cette béance, ce qui est révélé n’est autre que l’indicible. Soyons prévenus. Il qualifie l’insoutenable inadéquation entre le signifié et le signifiant, reflétant dans la pratique même du langage la majorité arbitraire des normes qui régissent le monde jusque dans la vie quotidienne, en dictant à chaque chose son bon usage. Etant entendu que le bon sens est une supercherie, les objets proposés dans le catalogue de Babeth Rambault énumèrent les preuves logiques de leur véritable destinée. Ainsi des saucisses knacki qui trouvent enfin une raison à leur gabarit en venant garnir chaque cannelure d’un radiateur standard (Collectivité). Ce catalogue propose en outre une somme de trouvailles techniques, de celles qui promettent dans les dernières pages des revues d’horticulture ou sur les blogs de ménagères expertes en système D rien de moins que de simplifier la vie. Par d’habiles suggestions de présentations, il fait ainsi la publicité d’un design pourvoyeur de solutions : Express pour casser une rangée de noix dans un gond de porte, D’Ambiance tout aussi efficace en disposant quatre abat-jours sur les feux de la gazinière. La fonctionnalité en est l’argument central, c’est pourquoi l’on aurait trop vite fait de qualifier ces améliorations d’antidesign y compris quand elles donnent lieu à des objets enviables par les accessoiristes de comédies burlesques, à l’image du Gobelet enchâssé dans une sphère en papier mâché ou du bloc de sel en morceaux (Sacré Salaud). Dans l’héritage de l’objet surréaliste ou sous couvert de blague de comptoir, il se pourrait que ces dispositifs amorcent une sérieuse remise en cause des critères et des priorités fixés par le corps spécialiste des ergonomes.
La plupart des images de Babeth Rambault, qu’elles se présentent en deux ou trois dimensions, sont prises dans un suspens haletant, à l’orée d’un scénario dont le titre distillerait un indice. C’est ici que le presque rien gagne une intensité stupéfiante car insoupçonnée pour un coussin de canapé ou un rouleau de papier toilette à l’endroit précis de l’ambivalence entre le constat pantois de ce qui est l’observation aux aguets de ce qui pourrait advenir : une autre réalité ou bien une simple chute. Et le basculement dans la fiction semble tenir de la volonté même des choses qui composaient l’arrière plan du décor quotidien. Tel l’éternel loser pris d’un sursaut d’ambition, elles déploient « les grands moyens » pour décrocher le premier rôle. Aussi pourrait-on inscrire l’oeuvre de Babeth Rambault dans la tradition du théâtre d’objets. Ce serait plus patent lorsque ces derniers sont mis en mouvement, dans les vidéos où l’on assiste par exemple à un ballet de cigarettes (Salle d’attente, les choses mêmes, 2015) accompagné de la voix lointaine de ses commentateurs, dans un effet d’hypnose soporifique aussi puissant que les retransmissions dominicales du patinage artistique. On y retiendra au passage cette apostrophe, qui ne saurait feindre la contingence pour se donner comme un méta-commentaire : « J’ai beaucoup regretté que cette vidéo soit si mauvaise, puis je m’en suis réjoui ». Sur une autre scène se produit au contraire un phénomène d’accélération, quand une sculpture abstraite traverse le champ dans une série de glissades, poursuivie par une petite troupe de pommes de terres (Sculpture & compagnie, 2015). Déjà on y aperçoit comment, par un double symptôme zoomorphe (la canne et ses cannetons) et anthropomorphe (l’oeuvre et ses spectateurs), se formule implicitement un commentaire sur l’art autant que sur la nature humaine… Ailleurs, une peau de banane se fait son cinéma en tentant malgré sa texture peu avantageuse une descente érotique sur une barre de fer (La descente, 2011). La sculpture se souviendrait quant à elle des ancêtres du film d’animation si l’on considère la parenté du Gobelet avec la lune éborgnée de Méliès. Enfin, la plasticité des haies de lotissements observée dans la série de photographies du blog Je sors du dehors s’apprécient d’un œil instruit par les premiers Walt Disney où les dessins d’Ub Iwerks, tels que les commente Sergueï Eisentein, donnent aux êtres et aux objets des facultés d’étirement jusqu’à prendre la forme propice à l’expression de leur animosité ou leur désir de fuite. Car c’est leur évasion que fomentent, en solitaire ou brigade organisée, les plus téméraires de ces thuyas et autres lauriers à la merci de leurs tailleurs maniaques. La cavale décrit une péripétie au ralenti, dans une pousse au-delà du grillage ou entre les lames d’une barrière censée redoubler le signe de la propriété privée (Passe-muraille, Evasion, La planque).
Il n’est pas innocent que ce mouvement d’émancipation se tienne en lieu symptomatique de l’aliénation volontaire apparue avec la modernité sous les traits d’une vie idéale (et c’est, semble-t-il, sur ce site que travaille toute la poésie de Babeth Rambault : en zone périphérique du rêve de modernité, là où les frites du drive-in partent à La conquête de l’ubiquité). Ces haies singulières dans un paysage uniformisé dessinent en creux le portrait de propriétaires abusés par le contrat de réussite individuelle signé avec l’acte d’achat en zone pavillonnaire. Cette relative tolérance aux mouvements naturels traduirait une inconsciente dissidence au modèle parfaitement étranger à la notion de lâcher prise, sauf, bien entendu, dans le registre du « développement personnel ». Dans cet état d’hypnose collective, les artefacts de la religion de la rationalité, les produits de la domestication du vivant imbibés de conservateurs prendraient en charge la relève philosophique, par leurs propres moyens. Telle serait la tentative de la tranche de jambon répétant machinalement son nom en se déroulant comme une langue jusqu’à l’aplatissement complet de sa chair rose et du sens (Jambon, 2006). L’exercice, à rendre chèvre Wittgenstein, révèle dans l’endurance de la répétition le caractère arbitraire du nom et de la forme jusqu’à la mise en doute profonde du réel tel qu’il a été assimilé dès l’enfance par l’apprentissage des mots et des choses (le tout sur le plan de travail en simili marbre où se prépare le repas du dimanche soir). A ce titre, l’artiste, qui accorde autant de crédit à l’illusion qu’à ce qui se donne pour vrai, songe à la possibilité que l’humanité avance depuis longtemps sur une somme de malentendus.
Le vertige linguistique jusqu’à l’expérience saisissante de la vacuité procurés par Jambon est paradigmatique d’un usage de la répétition qui définit aussi la méthode de travail de l’artiste. Dans une sorte d’incantation procédant comme par accélération de la monotonie, emballement de la routine, elle accède à une forme d’extra-lucidité, ou plus encore, actionne la transfiguration de la banalité, ouvre le portail permettant d’accéder à l’extraordinaire depuis le familier. C’est finalement cette distorsion du temps ordinaire qui est à l’oeuvre dans les photographies par la focalisation sur l’inaperçu. Faut-il à ce sujet remarquer les multiples mises en abîmes du regard dans ce travail fondé sur l’observation ? Les images figent en preuves tangibles d’une autre vérité ce que l’esprit rationnel prendrait pour un simple concours de circonstance.
Mais derrière le miroir, la haie ou dans l’arrière boutique, le territoire imaginaire qui accueillait par exemple les visiteurs du centre d’art Le Parvis sous l’enseigne « Landbarras », est bien celui d’une féérie ambiguë. S’il est peuplé de monstres au flegme charmant (La paluche, Rose poumon), on est prévenu par une sculpture faite des mêmes matériaux déclassés que Dans ce conte à la fin, il ne reste que l’estomac et les mâchoires (2014). Le miracle est passé. Désormais l’émerveillement se ménage sur les cendres de la providence consumériste (il est notable que les éléments de mobilier recueillis par l’artiste sur le trottoir sont pour la plupart issus des intérieurs de classe moyenne élargie des années 1980, là où l’ouvrier a perdu sa conscience de classe). Aussi l’épiphanie peut-elle seulement confirmer que tout a bien été prévu pour s’aligner sur une même grille et l’extase prendre la forme d’un slogan publicitaire (La vie est parfaite). Enfin le nirvana est atteint quand les choses s’emboitent comme par magie, anéantissant en un clic l’angoisse paranoïaque que tout ne soit pas à sa place ; alors le cornichon peut trôner sur l’accoudoir troué du canapé (Fruits & Clic-clac, 2015).
L’ironie quoique délicieuse ne pourra cependant occulter l’authentique jubilation que procurent ces petits instants et recoins de grâce sur les ruines des utopies, ni la force symbolique d’un travail artistique qui y ménagerait son étroit périmètre. Ainsi les matériaux ré-employés par Babeth Rambault, autant que les modes d’apparition de son travail indiquent un certain positionnement quant à l’économie et plus largement aux moyens de l’art. L’artiste situe elle-même son art« entre le débarras et le terrain vague », soit dans une zone de dégagement, une aire clandestine où il aurait encore le moyen d’envisager sa liberté, ou peut-être d’agir ? (2) C’est sous cet angle que l’on perçoit la concision de ce travail ou cet art de la concision qui préfère viser juste, tout en prétextant l’absurdité, que de se répandre en productions. D’ailleurs les expositions de Babeth Rambault excluent la stratégie de l’encombrement ce à quoi s’accorde la pratique de la sculpture photographiée qui, tout en préservant une certaine éthique de l’abstention, s’octroie un pouvoir d’ubiquité. Et c’est ainsi que l’art pourrait recouvrir la potentialité de se confondre avec la vie. En attirant l’attention sur les qualités sculpturales d’une pomme de terre dévalant une pente ou sur la fécondité poétique du papier toilette, c’est bien le projet de modifier le regard porté sur le monde, à son niveau le plus prosaïque, qui est ici soutenu.
Il s’agirait d’identifier une posture critique, voire politique, dans ce parti pris du laconisme et de la dispersion. Ce à quoi s’accorde une récurrence de signes associés à la fainéantise ou plutôt la démotivation assumée par le vautrage dans un vieux canapé ou la difficulté à sortir du lit (La journée continue, 2011) ou encore la procrastination sophistiquée, dont l’intervention de la circonférence d’une cigarette sur la vitre d’un immeuble de bureau (To late, 2009) propose une solution designée. Cette lassitude se conçoit comme une forme de résistance tenace aux injonctions d’efficacité et de rendement qui régissent la société contemporaine. Elle est aussi l’expression d’un refus de toutes les valeurs qui composent la norme et qu’affrontent une stratégie de la marge, un hymne au déclassement, un romantisme de la glande ; le tout formulé dans un extrême raffinement y compris quand il s’agit de glisser un mégot dans un paquet de papier hygiénique pour y révéler une moue impassible qui renverse les critères de la vulgarité.
Dans son pamphlet titré Le cauchemar pavillonnaire, (3) le sociologue Jean-Luc Debry consacre un chapitre à démontrer le potentiel subversif de l’asthénie, qui se présente comme le dernier rempart contre l’abandon de soi et même le seul refuge de l’énergie vitale sous le dictat mortifère de la réussite attribuée à la productivité, la vitesse, l’enrichissement, la santé, ou la beauté : « déprimer pour survivre ». Reconnaissant cette capacité de résistance à l’artiste, il renvoie à l’ouvrage de Catherine Grenier qui soumet une relecture des avant-gardes par le filtre de la dépression comme puissant perturbateur de la modernité, s’opposant à son mythe par la promotion du doute et du nihilisme (4). L’historienne de l’art relève aussi chez les pères modernes de la dépression comme subversion (dont Picabia est la figure de proue) comme chez ses héritiers contemporains (Mike Kelley), la projection dans une temporalité excentrique par la dilatation de l’instant ou l’accélération de l’éternité : une affection diagnostiquée dans l’art de Babeth Rambault, ainsi que cette « fascination du cloaque » comme une dissidence à la pudeur hygiéniste qui, par exemple, remonte à la surface sous la forme de toilettes turques (Le retour de la nature), avec toujours, de l’élégance.
Julie Portier, février 2016.
(1) Mike Kelley, « Entretien avec Jean-François Chevrier », Galerie Magazine, Paris, 1991, p.89, cité par Catherine Grenier in Dépression et subversion (les racines de l’avant-garde), Paris : Centre Pompidou, 2004.
(2) La Galerie Bien, montée par l’artiste en 2008 est l’un de ces espaces : réduit et hors sol, il propose des expositions visibles par une unique photographie sur un site internet, tandis que l’intervention de chaque artiste s’opère dans l’aménagement d’un temps de rencontre et de travail dans l’atelier (ou la cuisine).
(3) Jean-Luc Debry, Le Cauchemar pavillonnaire, Montreuil : L’Echappée, 2012
(4) Catherine Grenier, op. cit.