Grumeau
Photo : Babeth Rambault
« J’ai toujours éprouvé, dit M. O…, un vif besoin d’imitation. Enfant, et même aujourd’hui encore, si j’observe chez une personne un détail singulier, je cherche aussitôt à le reproduire, surtout s’il s’agit d’un geste, d’une attitude, d’une mimique bizarre, inusités. Il en est de même du langage, des tournures de phrases, de la prononciation, de l’intonation. »1
Ces mots d’un tiqueur invétéré, souffrant de troubles du comportement, pourrait s’appliquer au travail de Babeth Rambault : observant non sans humour des détails précis du quotidien, elle les répète, les accentue, les amplifie, jusqu’à l’absurdité, dessinant un ballet d’objets qui fuit tout contrôle. Ce caractère imitatif est loin d’être anodin. La formation du « tissu social » s’expliquerait même, selon le philosophe Gabriel Tarde, par la tendance naturelle qu’ont les individus de s’imiter les uns les autres. L’origine de la société se situerait au « jour où un homme quelconque en a copié un autre »2 . L’imitation est à comprendre au niveau des petites répétitions qui composent le comportement des hommes - souvent à leur insu. En s’imitant, les individus développent des séries de similitudes, qui permettent la cohésion et l’expansion du groupe. « De quoi se conformer à l’ensemble du groupe dans ce qui semble une grande répétition » affirme d’ailleurs une voix, tandis que les cigarettes semblent exécuter une chorégraphie dans la vidéo Salle d’attente, les choses mêmes (2015). C’est pourtant l’inverse qui se produit ; ici la répétition dessine un sens inattendu. La série des photographies de haies de jardin qui s’adaptent à l’imposition normée de leur propriétaire engendre par sa pluralité une signification non-conforme qui échappe à celui qui taille l’arbuste (Je sors du dehors, débuté en 2011). La vidéo de la tranche de jambon qui se déploie sans fin - et non sans humour - sous l’énonciation vocale de ce qu’elle est provoque une absurdité tautologique (Jambon, 2006). Parfaitement rose, elle exhibe sa chair grasse mais sans couenne. Les objets se trouvent dans l’exposition Grumeau mûs par un principe d’animation interne, habités par une impulsion qui nous échappe, presqu’animiste. Le sens glisse. « Quand on dit grumeau, on voit des grumeaux sortir de la bouche. » écrit Babeth Rambault. Quand on dit grumeau, on voit aussi le mot tomber de la bouche, et la matière pulvérulente agglomérée sur la langue qu’il faut éjecter entre ses lèvres, mollement pour qu’elle ne se défasse pas. C’est peut être ce que tentent de faire bien difficilement ces sculptures animées en mousse pulvérulente : le long des quatre écrans vidéo elles se tortillent, se déhanchent, tergiversent mais finissent par expulser un inattendu et gros grumeau (Des variations sans fin). Les oeuvres de Babeth Rambault oscillent, jouissent de l’impossibilité d’une assignation fixe, comme cette photographie d’une tablette en pin vendue sur le bon coin. Elle ne tient plus au mur mais une main bienveillante vient la soutenir pour qu’elle ait fière allure. Le flash écrase les ombres sur le mur en crépi sablé (Cause départ, 2018). « Ces photographies prises parfois dans l’urgence constituent pour moi des moments d’ingéniosité attendrissante et drôle qui répondent à un besoin à un moment donné. J’y vois des moments de sculptures d’occasion » raconte l’artiste. Babeth Rambault fait beaucoup avec les chutes, « tout ce qui tombe à terre, même les mots ». Les objets délaissés, les déchets, les rebuts, les lapsus, les malentendus, les kakemphatons3 . Ce que l’on laisse ou qui nous échappe. Ce qui fuite sans qu’on le veuille, langue non retenue comme plantes ou détritus. La langue chez Babeth Rambault passe par le corps et ce corps est organique ; il est fait de cavités, de boyaux et de trous, de saucisses industrielles coincées dans les rainures d’un radiateur (Collectivité, photographie, 2006). Nourriture comme objets de consommation sans plus d’utilité sont doués de mouvement ; ils s’abîment, insistent, lentement se répètent. Une raie exhibe son ventre et dévoile sa bouche, muette (Les commencements, 2018). Devenue marionnette, elle s’anime au son des gammes et des vocalises d’amateurs de musique au sein d’un castelet de plaques de polyuréthane grillées par le soleil (Sans titre, provisoire, 2018). Les oeuvres dénient ainsi l’immobilité d’une signification assignée à ce qui nous entoure. À force d’imiter, la possibilité de croisement des séries augmente et permet l’« invention », qui est à entendre comme l’« heureuse rencontre » entre une série d’idées, réalisées grâce à des flux imitatifs antérieurs qui se rencontrent, s’adaptent et se composent. Imprévisible et individuelle, l’invention instaure alors une différence entre des séries hétérogènes. La tranche de jambon se déroule, la bouche s’ouvre, encore et encore. L’arabesque se poursuit jusqu’à la fin. Les gestes, les pas, les notes et les paroles se répètent en fond sonore et, se croisant, permettent l’invention. Dans ce grand brouhaha qu’est notre monde, l’artiste remet en mouvement les cigarettes, les haies, les sièges-auto, les jambons, les grumeaux.
Sophie Lapalu, Novembre 2018
- Henry Meige et E. Findel, « Les confidences d’un tiqueur », dans Les tics et leur traitement, 1902, Ed. Masson, ,page consultée le 26 octobre 2018. ↩
- Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation (1890), Seuil, Paris, 2001, p. 88. ↩
- Phrase que l’on peut entendre de plusieurs façons homophones ; calembour involontaire. ↩