Yvan
Salomone

22.02.2022

Retard d'y voir

Thierry Davila, 2011

Une loi structurelle traverse l’ensemble des travaux d’Yvan Salomone – l’ensemble de ses opérations qu’elles soient plastiques ou littéraires – au point de les rassembler dans un même tempo, dans une même logique temporelle : l’action différée, l’après-coup. Prenons le retard le plus tardif, le dernier en date, celui qui vient après tous les autres et qui a rendu possible la publication de son livre Le point d’Ithaque : prenons l’exemple de l’écriture. C’est toujours dans le prolongement de l’image, de son élaboration, de son achèvement puis de son exposition, qu’écrire peut avoir lieu et qu’Yvan Salomone fait un texte. C’est toujours à partir d’une aquarelle, d’après et après elle, qu’une phrase est posée et s’ouvre sur d’autres phrases qui enchaînent sans jamais, cependant, dépasser les limites et le format d’une page, car telle est ici la règle protocolaire qui cadre le travail d’écrire, qui lui donne une circonscription physique autrement dit et aussi un espace psychique (ainsi à l’encadrement de l’aquarelle, à la ritualisation de sa production – qui passe par l’utilisation d’une feuille de papier d’un format toujours identique éventuellement présentée dans un cadre – correspond un encadrement du signe). C’est toujours le visible qui rend possible le lisible parce que ce dernier est l’écriture de la plasticité qui conditionne sa naissance. Encore faut-il s’entendre sur ce que le mot écriture, ô combien surdéterminé, recouvre de sens et de rapports au sens. Écrire ici implique d’abord une plongée dans le travail plastique qui est aussi une immersion dans les résonances psychiques – et personnelles – de la forme et de la couleur, de la forme comme couleur. Il n’y a rien, en effet, dans les phrases composées par Yvan Salomone au cours de sa traversée du visible qui relève d’une description strictement formelle voire formaliste du travail. L’utilisation quasi systématique du je dans ces pages déclasse toute froideur, toute impersonnalité descriptive, sans pour autant ouvrir à une série d’effusions lyriques ou de projections strictement affectives. Les textes tiennent à la fois du journal, du récit de voyage, d’une traversée de la culture, de l’analyse de l’image comme analyse de soi – à partir de soi –, et cette plongée dans le sujet n’est pas une plongée dans l’ego – et encore moins, par conséquent, la célébration enjouée et hypnotisée de ce dernier. Ce que produit l’après-coup est donc une manière de personnalisation impersonnelle de ce qui vient après, de ce qui est écrit, une réduction de l’ego au profit d’une description non clinique de ce que le rédacteur (re)voit, un retour de regard égotiste et non égoïste. Très souvent, ce délai, cette page écrite se termine par une phrase qui est une accélération de l’écriture pour finir, une ultime prise de vitesse comme pour ne pas achever le texte, pour ne pas fermer le trajet, comme pour passer à une nouvelle ouverture toujours possible, y compris en fin de parcours. « Il y a de l’interminable et ceci me ressemble » ; « De tous côtés, des scènes qui nous imaginent » ; « La surface sèche est ce foyer » ; « Ceci est une noirceur derrière laquelle je danse » ; « L’image vient de se rapprocher. Elle est un ventilateur » ; « Les fleurs d’ajonc un peu plus » ; « Une gravité qui baisse sa garde, descend un centre. Élégante idiotie », voilà quelques exemples de ce coup de rein ultime qui fait aussi de la traversée du visible par et dans le lisible une échappée belle à la fin, la préparation d’un azur. Souvent aussi le livre joue avec des références artistiques (l’exemple de Joseph Beuys revient fréquemment) ou littéraires (James Joyce est omniprésent ne serait-ce qu’à travers ce point noir et dense, plus large qu’une ponctuation classique, qui circule sur chaque page comme pour en maintenir l’achèvement en suspens, comme pour en différer la fin – il ne s’agit en aucune manière d’un point final –, que l’écrivain irlandais a inventé) dont la plupart sont cryptiques qui confient au lecteur le soin d’identifier exactement les sources sans jamais vraiment lui donner tous les indices pour le faire. Écrire, rédiger le délai, c’est aussi produire un objet délibérément non identifiable, de fait inclassable, qui n’appartient par conséquent à aucun domaine désigné tout en renvoyant à plusieurs identifications possibles. Écrire, c’est ouvrir des pistes pour des interprétations en n’orientant jamais précisément l’interprète mais en lui donnant la possibilité de faire son chemin, de faire avec ce qui est indiqué ou tout juste esquissé sur la page. Cela tient sûrement au fait que les textes du Point d’Ithaque ne sont pas des descriptions d’images au sens classique du terme. Certes, l’aquarelle achevée est le moment déclencheur, le facteur clé qui permet effectivement de passer de la vie des formes à la vie des signes. Mais on ne la retrouve jamais vraiment restituée dans le texte et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce que, de toute évidence, Yvan Salomone sait que l’écriture n’épuisera jamais la forme, la plasticité inventée de l’aquarelle. Il sait que le texte pour être texte manque essentiellement l’objet sur lequel il s’appuie car il ne restitue pas ce qui le fait exister, il l’invente. Voilà pourquoi Le point d’Ithaque est un ouvrage écrit. Ensuite – mais cette considération n’est qu’un prolongement de ce premier constat, de ce fait inaugural et séminal –, la description de l’image proposée par l’auteur du livre est fort éloignée de la conception classique de l’ekphrasis telle que l’histoire de l’art a pu la théoriser, elle qui a donné à cette exigence de restitution écrite de l’image, de description de ses aspects, une place fondamentale. Si l’on suit l’étymologie, le verbe ekphrasein signifie « expliquer jusqu’au bout » : il indique donc que toute description doit tenter d’épuiser d’une manière ou d’une autre son objet, qu’elle doit lui faire rendre raison. Cette exigence d’exhaustivité rend le motif toujours cernable par celui qui le décrit, elle le rend, a priori, maîtrisable. Or tous les textes écrits par Yvan Salomone après qu’il a additionné ses aquarelles (car il va de soi que le visible, comme le lisible, ne fonctionnent ici, ne reçoivent tout leur sens, que de la dimension hautement cumulative de l’un et de l’autre au point, d’ailleurs, que le nombre de pages du livre correspond au nombre d’aquarelles réalisées dans une fraction de temps donnée. Ainsi, pour Le point d’Ithaque, aux six cents œuvres produites entre 1991 et 2006 correspondent six cents pages de textes) éprouvent le fait que l’image qui nous atteint est aussi celle qui se dérobe à nous, que nous sommes touchés par le visible au moment même où, de quelque manière, nous sommes perdus dans lui. Aucun espoir de faire le tour du sujet dans cet art – et cela tout autant dans sa version plastique que dans l’après-coup de son devenir lisible –, aucune possibilité de maîtrise, mais la traversée, tramée par des manques et des vides, de ce qui n’aura jamais été véritablement un objet. L’on pourrait aussi dire les choses de la manière suivante : si l’ekphrasis classique, la description dans sa version historique, accorde à l’approche et à la dimension iconographique de l’image un rôle central voire hégémonique, Yvan Salomone décrit dans ses textes à la fois l’identité du motif peint et la phénoménalité de sa constitution matérielle, déstabilisant ce qui serait du strict ressort de l’iconologie par une plongée dans l’acte de peindre lui- même, dans la peinture comme telle, c’est- à-dire, et finalement, dans sa constitution. À cette béance première et irréductible, l’aquarelle ajoute d’ailleurs sa propre touche, sa propre contrainte. Car en introduisant un tremblement dans le monde, en le traitant comme une matière qui vacille ne fût-ce que dans ses innombrables nuances, ne fût que dans la manifestation inframince de la qualité visuelle de ses figures, en lui donnant une phénoménalité flottante, elle défait toute velléité de maîtrise : à la configuration stable et assurée des choses – à leur pétrification supposée –, elle substitue la texture aqueuse, et qui bouge, de leurs surfaces colorées, c’est- à-dire l’impossibilité pour le sujet de fixer le monde une fois pour toutes. Le retard – écrit – est donc aussi l’expérience d’un dépouillement, d’une mise à nu.

Le second délai remarquable (qui est lui-même une addition de retards) dont l’œuvre d’Yvan Salomone est
la mise en forme et l’exploration concerne la façon dont l’artiste ritualise la réalisation de ses créations. Depuis août 1991, en effet, il compose une œuvre par semaine dotée d’un format immuable (104x145 cm). Cette pièce est obtenue à partir d’une image première, à partir d’une photo projetée sur une feuille. Salomone reproduit alors le motif en le dessinant et en le peignant pour en obtenir une aquarelle. L’image source a été prise par l’artiste dans des ports, dans des espaces industriels, dans des lieux en déshérence, dans des paysages africains, autant de contextes dans lesquels n’apparaît jamais la moindre présence humaine. Ce sont des manières de déserts hypermodernes – surmodernes – qui n’ont rien de pittoresque au sens habituel de ce terme, rien qui soit en eux digne d’être peint et de trouver ainsi une dimension mémorable. Ils sont abandonnés, livrés à eux-mêmes, au moins pendant un certain temps, et les machines que l’on croise sur ces sites lorsqu’ils sont industriels semblent en attente d’activation ou de réactivation. Peindre une aquarelle, c’est donc peindre le suspens, l’entre-deux, c’est regarder une zone en devenir, y compris lorsqu’elle est aux prises avec les effets de l’entropie, c’est scruter un lieu qui a bien une configuration mais à laquelle, cependant, il n’est pas absolument attaché. Le résultat consiste aussi en une archive de la surmodernité qui propose de multiples vues de non- lieux (pour reprendre, en le déplaçant quelque peu, le vocabulaire de Marc Augé) ou de ce que Michel Foucault a appelé des hétérotopies, une archive qui est également une mémoire actuelle et polychrome de l’abandon. Pendant les premières années de ce travail, l’artiste utilisait un appareil photo pour prendre des images argentiques destinées à être traitées d’une manière picturale. Entre le moment du choix du motif, celui de son enregistrement et celui du dévoilement de ce dernier – de son développement –, avant que la procédure picturale soit par conséquent matériellement engagée, s’écoulait le temps nécessaire au traitement technique de la prise de vue, un délai qui séparait véritablement la vue source de sa vérification par l’artiste ajoutant ainsi une étape technique de plus – et un retard supplémentaire – au temps pris pour permettre la constitution de l’image. Avec l’utilisation d’appareils de prise de vue numériques, Salomone peut aujourd’hui vérifier tout de suite, quasiment d’une manière instantanée, la qualité de sa capture de motifs. Il peut savoir très vite, sans attendre le développement de ce qu’il a enregistré, si ce qu’il a vu et saisi peut devenir le substrat d’une procédure plastique à venir. Ce raccourcissement du temps de travail n’influe en rien sur ce qui reste toujours au cœur de cet œuvre : la pièce inventée, l’aquarelle arrive après une première image, après une photographie dont elle est la réactivation – la révélation – picturale. La production artistique est donc indissociable d’une technique de reproduction, l’invention ne peut être envisagée en dehors de la répétition. Par là, Salomone rejoint une famille d’artistes (Gerhard Richter, Malcolm Morley, les hyperréalistes américains, Yves Belorgey…) qui explorent ce que l’on pourrait appeler la condition photographique de la picturalité, le fait qu’il ne puisse y avoir aujourd’hui de tableau ou d’aquarelle en dehors
de l’existence d’une prise de vue déjà là, effectuée à l’aide d’un appareil, d’une machine qui conditionne absolument le travail artistique, c’est-à- dire sa procédure et son iconographie. Celle-ci n’est d’ailleurs pas strictement figurative. Très souvent, en effet, l’artiste appose sur la surface du travail des formes géométriques diverses (un rond, un carré, un rectangle) et monochromes (noires, bleues, blanches, beiges…) qui circulent d’une pièce à l’autre, un peu comme le point inventé par James Joyce circule sur chacune des pages du Point d’Ithaque, sans nécessité manifeste. Ce sont comme
des marqueurs picturaux qui rompent la linéarité du motif, son apparent confort, pour affirmer la picturalité comme telle, le travail dans sa plasticité sans référent, dans sa couleur pour elle- même, dans son immanence soulignée. Et cela dans un nouvel après-coup : ces formes recouvrent le motif après qu’il a été peint, elles viennent sur lui comme dans un geste ultime de peinture, comme une insistance de la couleur géométrisée pour finir.

Comment relier cette répétition de l’après-coup à une trame historique développée ? Le fait que, pour Yvan Salomone, le retard soit la condition de possibilité du regard situe son travail dans une proximité directe,
et cependant non explicite, c’est-à- dire invisible à l’œil nu, avec Marcel Duchamp. Ce dernier, on le sait, avait fait du délai ou de l’action différée un élément moteur de son œuvre- vie. En qualifiant, par exemple, son Grand Verre de « retard en verre », il avait installé son opus magnum – et son accomplissement – dans un rapport au temps absolument vertébré par une formidable dilatation de ce dernier. Le travail d’Yvan Salomone appartient à cette histoire de l’art conçue comme mise en forme ou mise en espace d’un report (et il faut entendre dans ce terme à la fois le fait de remettre à plus tard, de différer, mais aussi l’acte de reporter, le geste de reproduire). Cela veut dire également que l’image inventée est chez lui non seulement prise dans un processus de refroidissement, de mise à distance lié aux différents délais qui président à son apparition aux yeux de tous, mais encore qu’il ne peut y avoir pour lui de travail que dans une dimension profondément construite, essentiellement élaborée, programmée (ce qui ne contrevient pas à la possibilité du hasard mais propose un écrin pour son accueil). L’on peut, par ailleurs, souligner que cette heuristique du retard et son versant protocolaire sont une manière d’ancrer la pratique picturale dans une dimension conceptuelle. Mais celle- ci est profondément archaïsée par le choix de l’aquarelle comme technique de réalisation de l’image. Elle est aussi profondément contrebalancée par l’implication de la main, et donc du corps, dans la réalisation de l’œuvre, une implication qui laisse à la logique formelle le soin d’indiquer ce que la manipulation, assumée par l’artiste, prend en charge de bout en bout sans aucune délégation de geste. Enfin, l’après-coup est aussi un ressort fondamental de la vie psychique. Freud a montré combien il intervient chez le sujet notamment lorsque ce dernier entreprend de réinvestir des moments traumatiques du vécu pour les réélaborer avec délai, pour les repenser dans le temps, pour les reprendre de mémoire. Le rythme dont participe le retard lui permet de devenir un outil essentiel de construction ou de reconstruction de la personne. De ce point de vue, le travail d’Yvan Salomone se situe au plus près des ressources et des contraintes de la vie psychique – de la temporalité et de la causalité psychiques – faisant de la circulation dans les images « avec tous délais » une dimension structurante de leur invention. Vivre dans et avec les images, imaginer, c’est donc être dans la reprise et dans l’après-coup, c’est réorganiser et réinscrire sans cesse, c’est suivre les ressources du temps dilaté et producteur de formes.

Il faut souligner pour finir que c’est en choisissant aujourd’hui de faire des aquarelles qu’Yvan Salomone assume franchement, et en apparence, un retard absolu. Car cette technique apparaît comme datée, désuète, réservée à des artistes du dimanche nostalgiques d’un art sans actualité au regard des outils contemporains utilisés dans le milieu artistique (vidéo, images en trois dimensions, projections sur plusieurs écrans, installations dans des espaces surdimensionnés…). La façon dont il déplace méthodiquement cet a priori massif montre à quel point il est conscient de la force de son propre trajet : utilisation d’un format inhabituel pour faire les images, intégration de la photographie dans
son élaboration, choix de motifs généralement non séduisants, non conciliants (paysages non bucoliques voire sans qualité, espaces industriels sans attrait particulier pour le regardeur), technique de réalisation qui laisse voir délibérément accidents de séchage et lacunes, autant d’intentions et de gestes qui sapent toute application scolaire dans la mise en œuvre du travail, tout fétichisme du médium, pour déconstruire la technique du point de vue de l’art. En maniant ainsi l’anachronisme, en posant un retard provocateur comme préalable à la possibilité de l’œuvre, Yvan Salomone ne fait toujours et encore que travailler avec le temps, dans le temps, pour retirer d’une série d’après-coups, de retards le moyen d’élaborer une mémoire dynamique, une contemporanéité sans âge.