Yvan
Salomone

22.02.2022

Déluge et retrait

Exposition du 15 juin au 26 août 2018
Commissaire: Erik Verhagen - Artiste invité : Benoît Laffiché.
Vues de l'exposition au FRAC Bretagne Photo : Marc Domage

Première monographie de cette envergure, sous le titre Déluge & retrait inspiré de la fresque de Paolo Uccello (1397-1475), celle-ci présente autant le travail actuel de l’artiste à travers les aquarelles que leur « préhistoire » sous la forme de grands dessins panoramiques.

Déluge & retrait induit deux actions opposées mais complémentaires et énoncées simultanément. Ce titre répond aux peintures d’Yvan Salomone : résolument accessibles mais également empreintes d’une opacité qui nous empêche d’en percer entièrement l’entêtant mystère.
La présentation investissant les trois espaces du Frac regroupe plus de 150 aquarelles pour certaines d’entre elles jamais exposées. Conjuguées les unes aux autres dans la grande salle, celles-ci sont par ailleurs associées à des oeuvres antérieures de l’artiste des éléments de « documentation » qui selon les cas alimentent ou répondent au travail pictural à proprement parler. En signe d’amitié, des oeuvres d’Allan Sekula et de Tacita Dean sont également exposées.
Une mise en dialogue entre une série d’aquarelles et un film de Benoît Laffiché parachève enfin une présentation qui met donc aussi l’accent sur les éléments périphériques de l’oeuvre peinte et de son rapport aux éléments visibles et lisibles qu’une publication éditée pour l’occasion permet d’approfondir.

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Galerie Nord

« Mes perspectives reposent sur des points de fuite qui sont souvent hors-champ. » explique l’artiste lors d’un entretien.
Si cette déclaration permet de comprendre la structure formelle de ces peintures, elle permet également de saisir combien le hors-champ est important dans sa manière de travailler. Les oeuvres exposées dans cette salle, plus anciennes que les autres, les liens que l’artiste tisse avec d’autres artistes qu’il admire, sont autant de points d’ancrages permettant de mettre en perspective sa démarche artistique. Ponctuant l’espace, de très longs dessins suggèrent de vastes panoramas portuaires. Réalisés au crayon, à la gouache, à l’aquarelle, au lavis, à la craie, à l’huile, à l’encre mais aussi au bitume de Judée sur papier parfois huilé, ils montrent des bateaux, hangars, entrepôts, grues, caisses et cargaisons, voies ferrées, containers, souvent réunis autour d’une ligne d’horizon centrale. Le ciel et le sol semblent déjà des espaces abstraits d’où émergent les motifs choisis par l’artiste de manière très contrastée, parfois proche de la solarisation.
Présentés en étages, par deux ou trois, ces panoramas peuvent aussi être fendus en diptyques par un cadre venant rappeler la réalité du support et couper la séduction de ces images. Ces découpes impromptues sont en cela les prémices des « objecteurs », ces éléments de distanciation que seront les formes géométriques rondes, carrées ou rectangulaires noires circulant ensuite dans nombre de ses aquarelles. Le motif du tas ou de l’amoncellement créant des formes inédites, des compositions quasi sculpturales d’objets enchevêtrés ou de matières premières traverse beaucoup d’oeuvres de cette salle. Pyramides de sable ou de charbon et wagons de marchandises rectangulaires font écho à l’abstraction de formes géométriques.Marcher dans le paysage industriel, l’arpenter, en extraire des atmosphères, observer ses matériaux, la forme des machines et des moyens de stockages fut un manière pour l’artiste de chercher les enjeux de sa pratique.
Cette nécessité de partir du paysage industriel inscrit Yvan Salomone dans une histoire des arts visuels, de l’art conceptuel en passant par la photographie et le cinéma, où les zones portuaires et de chantiers ont maintes fois imprimé la pellicule. Des oeuvres récentes et identifiables par leurs couleurs éclatantes et leurs cadrages plus serrés sur un motif, permettent au visiteur de faire un saut temporel de parfois plus de vingt ans dans la pratique de cet artiste.
Deux photographies d’artistes qu’Yvan Salomone admire, l’une de l’américain Allan Sekula (1951-2013), l’autre de la britannique Tacita Dean (1965), relient ces aquarelles au réalisme critique de pratiques qui questionnent la mémoire individuelle et collective.
La photo d’Allan Sekula est un fragment d’une vaste recherche sur le devenir d’immigrés polonais aux États-Unis et celle de Tacita Dean est l’image d’un bateau devenu épave, souvenir d’une tricherie dramatique d’un homme d’affaires anglais lors d’une course autour du monde.
Un rectangle noir surplombe l’accrochage de la salle et, comme dans certaines aquarelles, agit comme un « objecteur ». En son centre une main au poing fermé, signe de zéro avec la main, est une manière pour Yvan Salomone, arrivé à presque 1 000 oeuvres depuis 1991, de clore un cycle.

Galerie Est

Beaucoup des aquarelles d’Yvan Salomone dépeignent des lieux situés dans des contextes non occidentaux, comme s’il cherchait à enregistrer une manière de décentrement de la ville contemporaine non moderniste tout en conservant cette indifférenciation géographique, cette façon de ne pas contextualiser ses oeuvres.
La photographie qu’Yvan Salomone prend d’un lieu est ainsi mise en « retrait ». L’invitation que l’artiste a faite à Benoît Laffiché (1970) de montrer Cité Airform de Terme Sud (2014), un film réalisé à partir du même lieu que cinq de ses propres aquarelles, autour des maisons ballons de Ouakam à Dakar, vient perturber ce fonctionnement. En effet, Benoît Laffiché est un artiste qui étudie les contextes, en particulier ceux liés à l’époque
postcoloniale. Ses films prennent pour sujet les mouvements migratoires, l’économie, à l’aune du système géopolitique contemporain.

Le projet Cité Airform de Terme Sud a pour origine une séquence issue du documentaire longtemps censuré, de Chris Marker et d’Alain Resnais, Et les statues meurent aussi (1953) qu’Yvan Salomone lui a fait découvrir.

Dans ce film anticolonial, une brève séquence basée sur des images d’archives, présente une vue aérienne d’un nouveau lotissement de Dakar : la Cité Ballons de Ouakam, construite au milieu des années cinquante pour loger les fonctionnaires de la base aérienne voisine appartenant à l’armée de l’air française. Benoît Laffiché s’intéresse tout particulièrement à la genèse de cette cité et à sa prétendue source africaine. En effet, certains textes ont altéré l’origine du projet en suggérant que la forme moderniste des maisons en demi-sphères, moulées en béton sur une structure gonflable, avaient pour source les habitations traditionnelles Peuls de la région du Fouta au nord du Sénégal, caractérisées par des cases arrondies. Mais de fait,
l’architecte américain Wallace Neff n’a pour unique impératif que l’urgence de construire à bas coût et ne semble aucunement séduit par les constructions indigènes. Lors de ses recherches, Benoît Laffiché découvre au service des cadastres le nom initial de ce quartier : « Cité Airform de Terme Sud ». Le film Airform retrace la vie quotidienne des habitants des quatre maisons, aujourd’hui demeurées dans leur configuration première dans un tissu urbain qui s’est considérablement modifié. Les plans séquences successifs contournent discrètement les résidences principalement rachetées par les nouveaux fonctionnaires sénégalais à l’indépendance et livrent la chronique de vie de leurs propriétaires. Benoît Laffiché insère à son tour, en écho au film de Chris Marker et d’Alain Resnais, la vue aérienne du lotissement lors de sa livraison, cette intégration agissant tel un fantôme. Une image d’archive des cases Peuls de la région du Fouta est punaisée sur le support écran où est projeté le film, elle fait figure de mémoire obstinée et devient un objet constant de mise en relation.

GALERIE SUD

Dans la grande galerie, Yvan Salomone réalise un mur d’images de 51 mètres de long, comprenant 144 aquarelles accrochées bord à bord. Déluge, abondance d’oeuvres, pouvant rappeler les accrochages des Salons des XVIIIe et XIXe siècles. L’artiste envisage la peinture dans sa sérialité, qu’il s’agisse du processus même de production des oeuvres que de leur monstration. L’alignement des formats de mêmes dimensions (105 x 145 cm), crée une sensation de maîtrise de la composition mais aussi de porosité entre chaque oeuvre.
Impossible pour l’artiste d’imaginer une de ses aquarelles exposée seule. Il les organise fréquemment en grands pans muraux et transforme l’accrochage lors de chaque exposition.
À son arrivée, le visiteur est donc saisi par une profusion de formes et de couleurs vives, il est ensuite tenté de se rapprocher pour identifier et déchiffrer les paysages et les sujets. S’il demeure toujours présent dans le travail d’Yvan Salomone, l’univers maritime et portuaire laisse place à des vues de chantiers et plus généralement à des paysages urbains et périurbains provenant du monde entier, de Shanghai à New York en passant par Montevideo, qui se caractérisent là encore, par l’absence de référence géographique donnée. L’artiste nomme ces territoires à explorer des « zones blanches ». Historiquement, dans le domaine des télécommunications, il s’agissait d’espaces qui n’étaient pas desservis par un réseau donné.
Ce glissement vers d’autres lieux s’explique par l’attentat du 11 septembre 2001 où brutalement, de nombreux espaces ouverts aux passants, dont les ports, se sont fermés au public. Une transposition s’est alors opérée, permettant à Yvan Salomone de s’extraire de la contrainte du sujet unique. Paysages, architectures, objets basculent en aplats de couleurs abstraits, laissant planer une certaine ambiguïté quant à l’existence de ces lieux. Ponctuellement, des formes géométriques « clandestines » apparaissent au premier plan de la surface (carrés, rectangles, triangles, cercles), peintes souvent en noir. Au-delà de leur référence aux formes de l’abstraction géométrique moderne, Kazimir Malevitch et son oeuvre Carré noir sur fond blanc (1915) en particulier, elles permettent une autre circulation du regard et créent une perspective plate au sein de chaque composition. Ces figures qu’il nomme aussi « masques » sont pour l’artiste des moyens d’objection, de distanciation, qui viennent miter la surface, avec toujours cette volonté d’éloigner son sujet d’un certain réalisme et de créer de la profondeur.
Cette mise à distance du réel s’opère aussi par le choix des couleurs, vives, saturées, contrastées. Les interactions chromatiques sont au centre des recherches de l’artiste et nombreuses sont les modulations inattendues. Yvan Salomone crée ses propres couleurs, mélangeant ses pigments à du miel et à de la gomme arabique.
Il subvertit l’idée même de la technique de l’aquarelle, laissant volontairement les traces de séchage. Ces auréoles qui se forment à la surface relevant habituellement de l’accident, deviennent une qualité propre à la peinture. Yvan Salomone procède à un numérotage systématique de ses aquarelles dans ses titres depuis 1991. Cette suite de chiffres correspond à un numéro d’inventaire et à la date de fin de réalisation de l’oeuvre. Au fil du temps, ce protocole de l’intitulé qui le rattache à des artistes comme On Kawara ou Claude Rutault, a évolué. Celui-ci s’accompagne dorénavant d’un ou deux mots accolés de 11 lettres en fin de titre tel que petitmeuble, ritournelle, distraction ou enigmanonym. Ces formules sont liées à l’expérience, aux sensations, à la mémoire.
À l’entrée de la salle d’exposition, un cartel comprenant 981 sous-titres, de pentefaible à eaudelanuit, rassemble chronologiquement l’oeuvre complète. La pratique de l’écriture est une activité à laquelle s’adonne l’artiste depuis 1994. Il rédige des courts récits sur des feuilles ou dans des carnets qui ont pour point de départ une aquarelle. « Aucune note n’est prise ni écrite en soutien. Pas d’accompagnement, mais bien le jeu d’une disjonction1 », explique Yvan Salomone. Proches de la forme du journal, ces textes viennent généralement après la peinture et ne figurent jamais à côté des images.
D’abord dissimulés, ils acquièrent un statut public en 2010 avec la publication Le point d’Ithaque Cahiers 1991-2006, éditée par le MAMCO, Musée d’art moderne et contemporain de Genève. Au-delà du caractère littéral et autobiographique propre à ces notes et qui ne transparaît pas dans les aquarelles, l’artiste rappelle qu’il appartient au public de se construire sa propre histoire face aux oeuvres.

1 « Entretien - Erik Verhagen et Yvan Salomone », in Yvan Salomone – Déluge & retrait, éditions Frac Bretagne, 2018, p. 370

Textes extraits du journal de l’exposition au FRAC Bretagne.

Film Déluge et retrait

Tournage réalisé en mai 2018 à l’atelier, avant l’exposition Déluge & retrait de Yvan Salomone, au Frac Bretagne à Rennes.

Durée : 06’10
Ambiance sonore : Zoneblanche
Réalisation : Margaux Germain
Coproduction : Réseau documents d’artistes - Documents d’artistes Bretagne
Collection d’entretiens filmés produits par le Réseau documents d’artistes, 2018