the view
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Vues de l’exposition en duo avec Dirk Krecker, The View, Galerie September, Berlin, 2012
Impressions offset et sérigraphies, composées et tapissées à partir du cahier view002b
Kiosque en collaboration avec les artistes Henry Klein et Dirk Krecker: lattes de bois et de tubes néons avec gélatines, 2012-2019
Burqadiscomaschines, electro-noise-performance avec Chris Dreier, Ursula Döbereiner et Dirk Krecker, Galerie September, Berlin, 2012
Camping dans les squelettes de la modernité : Ursula Döbereiners view002b
Que se passe-t-il alors si nous faisons un pas de plus et imaginons une femme qui “enlève” la peau de son visage, et que ce que nous voyons sous son visage est justement cela - une surface anonyme, sombre, douce comme une burqa, avec une fente étroite par laquelle le regard passe ?
Slavoj Žižek, Les deux types de la peur de la burqa1
D’une certaine manière, tout est surface chez Ursula Döbereiner. Certains jours, lorsque je suis assis avec elle dans un café et que mon regard s’égare derrière ses lunettes de soleil en forme de throbbing-gristle d’insecte, je sens que ça cliquette. Crunch, crunch. Je l’imagine alors comme un scanner qui capture certains détails : le reflet sur une vitrine du Kottbusser Damm où il est écrit SALE, un panneau RESTPOSTEN AUS LONDON, le style étrange de quelqu’un, un motif sur une jupe, le titre d’un journal. Ursula est un scanner à la recherche de superbes looks, de certaines architectures, de certains gestes, de certains mots. Bizarrement, elle s’arrête presque toujours sur des choses bon marché, de fortune, copiées, fabriquées en masse, ou sur des choses qui ne fonctionnent plus correctement ou qui n’ont jamais fonctionné, qui sont si nombreuses ou si peu nombreuses que la plupart des gens ne les remarquent pas. Elle réagit à ces choses comme un détecteur qui se déclenche en présence de certains stimuli : un scintillement, un bruissement, la courbure d’une lettre, le toucher ou la combinaison de matériaux. En fait, elle est instantanément une machine. Une machine à burqa qui, avec l’artiste Chris Dreier, forme le groupe Burqamachines, qui se produit dans des constellations toujours différentes, très souvent avec l’auteur et performeur D. Holland-Moritz. Je ne sais pas grand-chose des autres membres temporaires du groupe, car ils sont toujours sous des burkas. Mais j’ai entendu dire qu’il s’agissait d’hommes, de femmes et d’adolescents de toutes sortes d’âges, de couleurs de peau, de religions et d’orientations sexuelles variées. Je soupçonne d’en connaître quelques-unes.
J’ai été très déstabilisé lorsque j’ai vu le groupe pour la première fois à SEPTEMBER, où ils se sont produits en 2010 dans le cadre de l’exposition « Thema Frau ». À l’époque, ils s’appelaient Burqarettes - deux personnages enveloppés dans des burkas noires et brillantes avec une guitare électrique, des samplers, un kaoss pad et des synthétiseurs qui innondaient la galerie de sons industriels et électro assourdissants. Pendant la performance, plusieurs porteur·euse·s de burqa bleue les ont rejoints. Je me tenais au bar. Une voix sous l’une des burkas bleues m’a dit « bonjour » suivi d’un petit ricanement. Embarrassé, je lui ai proposé un verre de prosecco en bégayant : « Mais tu ne veux certainement pas ça ». C’était complètement bizarre. Je pensais non seulement à l’interdiction d’alcool pour les musulman·e·s, mais aussi à la difficulté de boire sous ce vêtement. Mon interlocuteur n’a pas répondu. Là où je m’attendais à une personne, à un regard, je n’ai rencontré qu’une surface. La burqa s’est envolée sans bruit, me laissant rougissant.
Depuis cette première rencontre très embarrassante, j’ai vu le groupe plus souvent, notamment lors d’une lecture de poésie où Döbereiner et Dreier étaient assis dans le public avec des lunettes de soleil et télécommandaient sous leur burka deux poupées automates qu’elles avaient fabriquées elles-mêmes, pendant que D. Holland-Moritz lisait. Sous les burkas, des petites lampes multicolores clignotaient et déployaient une chorégraphie lumineuse rythmée par la parole, qui faisait penser à HAL 9000, l’ordinateur meurtrier de 2001 : l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrik. Entre-temps, je suis devenu fan et je me réjouis aujourd’hui qu‘existent aussi les fanzines view002 et view002b, inspirés par les activités du groupe d’Ursula Döbereiner. Construit à partir de modules A4, le zine fonctionne sur le principe des « Starschnitte », publiées entre 1959 et 2006 par le magazine pour jeunes « Bravo ». Chaque semaine, il y avait jusqu’à deux pages à collectionner et à découper. Une fois collés, les morceaux formaient un poster grandeur nature de la star.
Les view-posters sont des collages numériques que Döbereiner a montés à partir d’images collectées sur internet en utilisant différents termes de recherche : Burka, mimétisme, camouflage, mimèse, devenir invisible, fuite du monde, imitation, adaptation, ressemblance, falsification de signal, porte secrète, passage secret, cachette, refuge, voile, voile intégral, dissimulation, interdiction de se voiler et de dissimuler, fantôme, hantise, illusion des sens, intrigue, littérature d’horreur, farce, authenticité fictive, tromperie, histoire à dormir debout, monde onirique, dilemme.
Tous ces mots-clés sont liés à l’intérêt sémiotique de Döbereiner pour le phénomène de la « burqa ». A cet égard, elle fonctionne elle-même comme un moteur de collecte ou de recherche qui réagit intuitivement aux surfaces et aux apparences et n’analyse qu’ensuite les « contenus » évidents ou sous-jacents. Le choix final des motifs se fait en tenant compte de deux perspectives diamétralement opposées que le fanzine view ainsi que les performances des Burqamachines thématisent : le regard sur la burqa et le regard hors de la burqa - avec tout ce que cela implique.
D’une part, il y a le « trou noir » que la burqa creuse dans notre réalité d’un point de vue occidental, en occultant toutes les informations qui nous sont essentielles concernant la personne qui la porte : le visage, le corps, la femme, l’identité. Tout cela semble comme «gommé du monde» et est remplacé par une silhouette plane et anonyme. La burqa-phobie en Occident n’est pas seulement due à des raisons politiques et eclairées, mais repose également sur une insécurité psychologique profondément ancrée, comme le décrit Slavoj Žižek dans son texte The Two Types of the Fear of the Burka2 : « Dans une perspective freudienne, le visage est le masque ultime qui dissimule la véritable horreur du·de la Voisin·e : c’est le visage qui fait du·de la Voisin·e “le Semblable”, le semblable avec lequel nous pouvons nous identifier et compatir (…). Et c’est précisément pour cela qu’un visage couvert suscite de telles peurs : parce qu’il nous confronte très directement à l’altérité, au·à la Voisin·e dans toutes ses dimensions inquiétantes ».
D’autre part, il y a depuis l’intérieur le regard protégé par la burqa, défini par la fente de vision, qui a toujours une limite et un cadre. Cette section relativement étroite à travers laquelle le monde est vu agit à nouveau comme un trou dans la réalité. De grandes parties à l’extérieur de cette « fenêtre » seront découpées ou masquées. Ces deux perspectives sont indissociables des polarités idéologiques ou religieuses du dévoilement et de la dissimulation, qui ont donné lieu à des débats acharnés sur l’interdiction du voile et du foulard.
La burqa est généralement considérée, non seulement dans le monde occidental conservateur mais aussi dans le monde occidental libéral, comme le symbole de l’oppression des femmes musulmanes qui, en se voilant, sont exclues de l’espace public et de la vie sociale et doivent se soumettre à un ordre patriarcal brutal. Parallèlement, des penseur·euse·s marxistes comme Slavoj Žižek et Alain Badiou ou des féministes comme Nina Power s’opposent à cette simplification fondamentale. Car il ne s’agit pas seulement des droits des femmes ou même de féminisme. Dans toute l’Europe, des politicien·ne·s conservateur·ice·s et de droite utilisent les craintes du fondamentalisme islamique pour mettre en avant des prétendues valeurs nationales. Ainsi, le président de la CDU/CSU, Volker Kauder, a déclaré en 2012, en amont de la conférence sur l’islam : « L’islam ne fait pas partie de notre tradition et de notre identité en Allemagne et n’appartient donc pas à l’Allemagne ».
Alain Badiou a montré de manière très polémique en 2004 dans son texte Behind The Scarfed Law, There is Fear à quel point de telles déclarations populistes sont paradoxales et servent souvent d’arguments dans le débat sur l’interdiction du voile. Selon lui, la réaction à l’exclusion et à la démarcation ne peut pas être l’exclusion et la démarcation. Il écrit : « Les occasions exceptionnelles nécessitent des arguments inédits. Par exemple : le hijab doit être interdit. Il témoigne du pouvoir masculin (du père ou du frère aîné) sur les jeunes filles ou les femmes, c’est pourquoi nous allons expulser les femmes qui se voilent par conviction. En termes simples, ces jeunes filles ou femmes sont opprimées. Elles doivent être punies pour cela. C’est un peu comme si on disait : cette femme a été violée, jetons-la en prison… ».3
Dans son livre La femme unidimensionnelle, Nina Power parle d’un « féminisme impérialiste ». Les forces occidentales ultra-conservatrices utilisent le langage du féminisme libéral (extension des droits de l’homme et des droits électoraux) et appellent à la guerre et aux bombardements au nom de la libération et de l’émancipation des femmes musulmanes. Elle fait également référence à un fait que Badiou souligne dans son texte : « on dit partout que le voile est un symbole intolérable de contrôle de la sexualité féminine. Mais pensez-vous vraiment que la sexualité féminine n’est pas contrôlée dans notre société actuelle ? »4 Power et Badiou diagnostiquent tous deux le principe de l’hyper-sexualisation des femmes, qui se voient être dans l’obligation de « se souvenir à chaque instant de se déshabiller », comme un instrument de contrôle du capitalisme, dans lequel le « corps féminin prostitué est omniprésent »5 . Selon Power, une fille doit déjà montrer ce qu’elle a : « Elle doit exposer ses marchandises. Elle doit montrer que, par conséquent, la circulation des femmes suit un modèle généralisé et non un échange limité. Quel malheur pour les pères et les frères barbus ! Vive le marché global ! Le modèle généralisé s’oriente vers le top model (…). Ceux qui tentent de dissimuler ce qu’ils mettent sur le marché ne sont pas des acteurs loyaux du marché ».6 Dans ce contexte, Power décrit l’interdiction du voile comme une « loi capitaliste ».7
Ursula Döbereiner utilise le matériel visuel qu’elle a trouvé parmi les différents mots-clés autour de la « burqa » et le soumet à ces deux principes : le fait de se couvrir/d’être anonyme et l’obligation omniprésente de se dévoiler. Elle met en confrontation ces deux visions idéologiquement chargées, les superpose et les fait également échanger de rôle. Ce qui est dévoilé se voile, ce qui est voilé se dévoile. Les motifs qu’elle choisit sont d’origines très diverses. Cela va des forums Internet sur lesquels les porteuses de burqa présentent l’intérieur de leur appartement, aux publicités pour des projecteurs du début des années 1970, en passant par les couvertures de romans à l’eau de rose. Comme les burqamachines, les porteuses de burqa sont toujours deux par deux.
Döbereiner prend ce matériau avec toutes ses significations, ses charges idéologiques, religieuses et le traite comme des modules architecturaux. Sur Photoshop, elle découpe des trous et des contours dans certains motifs et supprime et anonymise ainsi, en s’inspirant de la burqa, ce qui est réel, ce dont il s’agit : le visage, le produit, le contenu. La « carcasse » restante du motif, trouée et vidée de son sens, est ensuite placée comme « plan » sur un autre motif qu’elle « voile » ainsi. Des « trous de vision » ou des « tâches aveugles » peuvent également être découpées dans ce motif inférieur. Döbereiner poursuit ce processus de manière à créer une impression de profondeur spatiale, une sorte d’architecture abstraite. Parallèlement, nombre de ses collages numériques sont construits en 3D, de sorte qu’avec des lunettes adaptées on puisse réellement les voir en trois dimensions, avec toutes leurs couches superposées. Cette architecture ressemble à un bâtiment de pensées qui se trouve nu et mis à nu devant soi. C’est une construction faite d’éléments désossés, « transparents » au sens propre du terme - et en même temps voilée, totalement impénétrable. Les slogans publicitaires trouvés tels que « Who are you ? », « Come on open up ! » ou « I am a projector » ressemblent à des appels perdus dans une maison hantée des temps modernes. En même temps, ils apparaissent comme des mouvements de pensée très simples qui pourraient constituer le début d’un dialogue ou d’un discours portant sur tous les thèmes que touche le débat sur l’interdiction du port du voile : Questions sur l’identité, l’espace public et privé, l’émancipation, la réalité et la projection.
Döbereiner applique ainsi le principe d’une architecture de pensée modulaire non seulement à la réalisation de ses collages numériques, mais aussi à leur présentation : Les affiches composées à partir du fanzine peuvent être tapissées sur le mur en différents modules ou même être accrochées les unes sur les autres. Tout comme les Burqamachines ne sont pas un groupe de performance burlesque qui fait des commentaires ironiques sur la culture islamique, la série view d’Ursula Döbereiner prend position pour la burqa. Dans le meilleur des cas, elle est anticapitaliste. La burqa est, notamment pour les raisons exposées par Badiou et Power, l’un des rares symboles « interdits » qui ne correspond pas à l’idée d’une communauté mondiale colorée, globale, multiculturelle et unie par la consommation.
Les idées de communauté alternative, l’infiltration et le dynamitage des valeurs conservatrices, font partie intégrante du travail et de la biographie de Döbereiner. Comme moi, elle a grandi dans le milieu du punk, de la wave, de l’électro et de l’industriel, précisément dans cette culture de jeunes où le dévoilement, la proximité avec la pornographie et la prostitution étaient considérés comme des actes subversifs et cyniques. Par la dureté et la sexualisation de la mode, de la musique et du comportement, on se montrait tel que l’on se sentait : une marchandise, un objet, que l’on peut acheter. Ce style, qui comprenait à l’époque des piercings, des tatouages, des bas résille, des cheveux blonds comme de l’eau, le « bon marché » et le « vulgaire », a rapidement trouvé sa place dans la culture mainstream, qu’il domine aujourd’hui totalement.
Le format du fanzine, la fabrication en copy-shop, l’utilisation d’images en masse et en basse résolution provenant d’Internet, tous ces éléments du view d’Ursula Döbereiner sont des références à la culture punk. Mais l’idée de fabriquer ses propres copy-magazines, de les distribuer soi-même et de créer des alternatives au marché est bien sûr teintée de nostalgie. Il n’y a pas vraiment d’alternatives - malheureusement, pas encore. Mais une chose est sûre : ce n’est pas le moment de se déshabiller. Il est sans doute préférable de ne pas tout exhiber. Par une sorte de mimétisme, view002b nous rappelle des méthodes et des stratégies de production alternatives et passées. En tant qu’objet à tirage limité, il combine photocopie et sérigraphie et se présente ainsi dans le contexte artistique de manière à la fois extrêmement pragmatique et résolument sans prétention. Il est bon marché, facile à manipuler, tout le monde peut l’acquérir. Avec son esthétique de poster Bravo déconstruit, il se rattache à la décoration des chambres d’adolescents. En même temps, c’est un kit de réflexion avec lequel on peut tout bricoler pour les révoltes à venir : les camouflages, les abris, les outils pour faire des trous dans la réalité.*
Oliver Koerner von Gustorf
*Texte original en Allemand, traduit en français