L'art et la Lande
Ron Haselden est un artiste qui aime confronter à la rigueur des lignes géométriques la sinuosité des courbes foisonnantes de la nature. Depuis les années 2000, sur un terrain près de sa maison, en Bretagne, il a développé à l’extérieur ce qu’il expérimentait généralement à l’intérieur. Que signifie ce passage en pleine nature ?
Ron Haselden travaille depuis longtemps avec des fils de pêche colorés qu’il tend à travers des espaces clos de manière à occuper tout le volume d’une pièce. Les fils dessinent un motif, souvent un quadrillage, lequel est produit par le croisement des fils à hauteur de têtes des spectateurs. En septembre 2008, dans sa galerie londonienne Domobaal, le motif quadrillé qui s’organisait à hauteur des yeux était soutenu par des tiges d’acier maintenues droites par la seule tension de fils ; toutes les dimensions de l’espace étaient occupées, verticalité (tiges), horizontalité (motif) et hauteur (tête et œil), tandis que les corps des visiteurs traçaient dans ce volume devenu presque impraticable d’autres lignes de fuite bien plus ondulantes.
Ces fils sont comme une matérialisation des lignes de papier millimétré. Ils évoquent les tracés des traités de perspective, en particulier ceux d’Abraham Bosse au XVIIe siècle, où des « perspecteurs » tiennent dans leurs mains des fils qui leur sert à tracer les lignes de construction des figures dans l’espace (ill. 01).
Il est très important qu’il s’agisse de fils chez Bosse, les mêmes que chez Haselden : certes, ils évoquent les procédés mécaniques de reproduction comme on en trouvait déjà chez Dürer, mais ils visent à rappeler que la perspective n’est pas seulement affaire de géométrie, mais de construction et de manipulation dans le réel. On tient les fils dans les mains, on les noue, on les serre. Comme tout autre corps, le fil subit la gravité, mais sans forme prédéterminée, il faut y façonner, par un jeu de tension, le _disegno_. Avec Haselden, on éprouve le plaisir de la main qui a tendu ces fils, plaisir redoublé par la couleur dont la présence multiplie l’aspect sensible.Les réalisations en fils tendus de Ron Haselden s’appuient sur des dessins qu’il réalise à partir de motifs décoratifs plus ou moins complexes. Lorsqu’il s’agit de transposer le dessin dans un volume de galerie, l’affaire semble entendue : à l’orthogonalité de la salle d’exposition répond, comme par réitération littérale, l’orthogonalité de l’œuvre. Mais cet écho formel ne satisfait pas l’artiste qui a besoin d’envisager son travail de sculpteur comme une confrontation plutôt que comme une réponse sagement reproductrice d’un espace dans un autre. En choisissant de transférer son dessin dans le volume ouvert d’espace extérieur, il a quitté le cadre rassurant du white cube pour encourir des risques plus grands.
Dans le champ qu’il a acquis, sa « Lande » comme il aime à l’appeler, Ron Haselden a déterminé une grande surface au sol plus ou moins carrée et bordée par de grands arbres. Ce coin de verdure apparaît comme une clairière qui n’est pas sans rappeler la carte de La Chasse au Snark de Lewis Carroll (ill. 02) qu’aimait Robert Smithson, un espace dégagé mais bordé, un vide sans coordonnée, néanmoins parfaitement circonscrit par un cadre. Ce qui devient très intéressant chez Haselden, c’est le passage du dessin au jardin ; que devient, en effet, le support de la feuille de papier lorsqu’on est dehors ? Ici se joue plus que la mise en volume du dessin ; il y va aussi du cadre, du sol, du ciel et des arbres qui sont autour. La nature donne une profondeur qui n’est pas dans le dessin et qui, pourtant, devient un élément configurant de la sculpture.
Dans sa première pièce « en champ », Field (2003), Ron Haselden a tendu des câbles bleus et rouge de telle sorte qu’ils forment un quadrillage serré en forme de losange. Contrairement à ce qui se passe pour les œuvres conçues pour des intérieurs, les tiges d’acier ont tendance à devenir plus discrètes au profit de la figure géométrique colorée. Haselden a fait le choix subtil d’incliner le losange, de telle sorte que l’on puisse non seulement marcher autour, mais trouver un point d’où l’on puisse le voir « en rassemblant les surfaces », comme disait Alberti au sujet du tableau. Sur le dessin, qui est une vue icarienne, aucune inclinaison de surface n’est envisageable ; la pièce en extérieur permet, en revanche, d’explorer différents paliers de hauteur et de considérer l’herbe tantôt comme fond, tantôt comme un sol. Dans une autre installation, Falaise (2012), ce sont les arbres qui jouent le rôle de fond pour l’œuvre. Selon les saisons et les heures du jour, ces pièces changent donc considérablement d’aspect ; elles n’ont pas de forme définitive qui les rendrait visibles en une fois ; il faut, au contraire, éprouver les changements du climat, distinguer les rayons plus ou moins hauts du soleil, les gouttes de la rosée et la couverture formée par la neige pour sentir à quel point l’œuvre vit harmonieusement au rythme de la nature. On comprend à quel point elles sont difficilement photographiables.
La variété du cadre offre ainsi à l’œuvre une variété de configurations qui se découvrent in situ. La nature avec laquelle travaille Ron Haselden garde une échelle humaine, de la taille du jardin, fût-il anglais, plus que du paysage. Ses œuvres éphémères témoignent d’un désir d’insertion douce, loin des bulldozers et des grues du Land Art américain. Le Land Art anglais a toujours eu quelque chose de mesuré et de respectueux. Ron Haselden connaît bien la flore de sa lande, mais aussi la faune, du plus petit des insectes au plus gros des gibiers.
Explorant une échelle qui convient particulièrement bien à son processus de travail, Ron Haselden a récemment construit une œuvre formée par deux triangles bleus en miroir sur le terrain du Manoir des Guérandes, près de la Rance, en Bretagne. Ce Papillon de la nuit, dont les ailes se déploient sur plus de 100 m, a été pensé pour faire partie de ce lieu particulier. Il s’étale dans une grande partie du jardin, où les visiteurs passent entre les fils, marchant dans et autour de la pièce, tentant d’en saisir une vue globale qui est impossible, à moins de s’élever en ballon. Installée dans un parc, l’œuvre y est comme une « folie » dans les jardins anglais ; elle appelle le pied plutôt que l’œil, comme aimait le dire Addison au XVIIIe siècle et surtout, elle se découvre comme une surprise, de loin en loin, sans que l’on ne sache exactement ce qu’elle est. A cet égard, de nombreuses œuvres de Haselden jouent sur cet effet d’étrange apparition en pleine nature ; le fait que la lumière ne cesse de varier sur les fils colorés tendus donne parfois une allure presque surnaturelle à ses pièces. Papillon de nuit vu à l’aube, par exemple, ressemble à une grande toile d’araignée gorgée de rosée ; entre les feuillages, plus au soleil, l’œuvre se réduit à un seul rai de lumière bleue, tel un nuage flottant sur un fond vert ; quand les visiteurs s’en approchent, on les dirait tous irrésistiblement attirés par des rayons lumineux venus d’ailleurs. La dimension fantastique des œuvres de Ron Haselden est certainement ce que l’artiste a gagné en confrontant son travail avec la nature. La Lande, avec ses variétés de lumière au fil des saisons, est devenue le terrain d’expérimentation idéal pour les tissages géométriques réguliers de Ron Haselden.
Céline Flécheux. Juin 2014. Texte écrit à l’invitation de DDA Bretagne.
Historienne de l’art et philosophe de formation, Céline Flécheux est maître de conférences en esthétique à l’université Paris Diderot-Paris 7.
Ses travaux portent notamment sur la question de l’horizon dans les arts et en philosophie, sur la perspective et sur la notion d’arts visuels.
Elle collabore par ailleurs régulièrement à des publications (Robert Smithson, Ed Ruscha, François Morellet, Emmanuel Saulnier, Nancy Rubins, Abraham Poincheval, etc).
Elle est l’auteur de L’horizon, des traités de perspective au Land Art paru aux Presses Universitaires de Rennes en 2009 et de L’horizon, aux Éditions Klincksieck en 2014.