Nicolas
Fedorenko

14.12.2018

Nicolas Fédorenko ou l'aventure de l'art

Françoise Terret-Daniel - Février 2015

« Ce qui m’intéresse c’est l’épiphanie de la pensée qui devient chair, la tempête des vivants, la forge qui en chacun souffle dur 1».

Pour Nicolas Fédorenko, la tempête s’annonce avec les reproductions de Rembrandt, Modigliani ou Bonnard qu’il regarde encore enfant. Il passe sa jeunesse à Plouescat dans le Finistère et si la vie n’explique pas grand-chose dans l’aventure de la création, le grand écart entre la Bretagne de son enfance et l’Ukraine de son père n’est peut-être pas indifférent à l’idée de rupture, à la spiritualité et à son intérêt pour les couleurs et les objets qui ont toujours été les fondements de son travail. Entre abstraction et figuration, de l’icône à l’art populaire, sa peinture est peut être liée au monde qui l’entoure mais « le pittoresque » ne l’intéresse pas. La pensée du peintre s’incarne avant tout dans la recherche de lumière et passe par le geste, la matière et la couleur. Et cette « réalité de peindre » fait le tableau, qui apparaît « quand l’exercice de la peinture disparait ».

A travers peintures, dessins, sculptures, gravures sur bois, céramiques et design urbain, s’affirme la force d’une démarche. Car si la peinture est l’impalpable selon ses mots, il est dans l’énergie, le recouvrement, la pagaille dit-il encore. Et ses maîtres sont dans toute l’histoire de l’art, témoin ses pérégrinations dans les différentes écoles d’art françaises, comme professeur2 et d’abord dans sa formation. Rennes, Aix en Provence sur les traces de Cézanne avec pour professeurs les peintres Vincent Bioulès ou Claude Viallat qui l’ont mis sur la voix de nouveaux espaces, Nantes dans les pas Surréalistes, enfin Paris, où il découvre la philosophie d’Adorno et ses questions sur l’art et la communication dans la sphère de l’industrie culturelle. Et en Bretagne, Gauguin pour la sauvagerie et le monde de l’Idée ou Sérusier dans « une réflexion sur les insaisissables de la lumière [… ] nécessité d’accorder les tons rompus et les couleurs pures3 ».

Des regards accumulés et des strates picturales engrangées, « les tableaux des autres sont mes instruments, pas mes motifs4 ».

Liens avec l’histoire de l’art donc mais aussi avec la littérature « une complicité déjà ancienne5 » ou le raffinement côtoie la « sauvagerie » quand il cite les mythes nordiques, Luther et l’expression du divin, Erasme, Shakespeare, Maurice Scève poète précieux du 16è siècle ou encore Roscoff et le « poète maudit » de la violence et du dérisoire, Tristan Corbière.

La mer comme métaphore

La mer est d’abord une réalité, notamment pendant toute la période de régates et de courses qu’il pratique au plus haut niveau. Il ne la revendique pas comme modèle mais elle est aussi point de vue et navigation, dans la rade de Brest et au plus près des côtes dont il dit aimer surtout les zones de transition. « C’est fragile le paysage de la basse mer, et pourtant, il y a de la solidité, du poids, de la masse, mais la fluidité et le mouvement gagnent. L’effleurement du crachin creuse même les rigoles dans le granit6 ». Solidité, fragilité, fluidité, trace de l’infime, c’est étrangement une image de sa peinture, renforcée par des titres d’œuvres de 1987, Fouiller le bleu ou Tout au bord de la mer, tout près de la terre. Et la lumière de l’ouest, « Un cycle lumineux qui va de la matité brumeuse à la brillance prolongée7 ».

Un principe

« Ce n’est pas un sujet, encore moins un motif, c’est quelque chose de plus étrange et d’insaisissable8 » qui définit la peinture. C’est un désir incarné, « un champ des possibles », dit-il encore - penser et faire, dans un processus de maturation9. C’est aussi un support ou une technique. Il faut une scie, du bois et des parpaings pour réaliser les Peinteubles qui sont autant mobilier que peinture et les Croquets dessinent avec le bois des structures murales colorées. Ils sont encore peinture déconstruite dans ses éléments et traces de techniques anciennes avec parfois l’usage de peinture à la cire.

Couleur et dessin

Le dessin se possède, « on acquiert la couleur, on la raisonne, on l’explique », reprend une ancienne querelle entre les coloristes et les dessinateurs, entre la pensée qu’évoque le dessein et la sensualité de la couleur, mais ici pas de primauté de l’un sur l’autre. Pour lui, « dessiner, c’est avoir le sens de sa justesse ou pas » et la justesse se révèle par le travail qui « en dégage la gangue ».
La couleur « une inconnue formidable », se goûte, se fabrique, se lit dans les traités plus ou moins anciens comme dans le regard approfondi des œuvres : les couleurs mates et « salies » de Sérusier, ses palettes chaudes et froides, les nuances de Monet, avec les idées communes au langage musical de dominantes, de passages, de mineures et de majeures.
Le dessin est carnet de croquis, figure gravée, illustration de livres et « dessins en arbre10 » quand l’artiste taille de grands troncs dans les champs. La couleur se nomme et s’expérimente. Elle passe aussi par le feu de la céramique et la lumière, par le dessin au pinceau dans la composition de l’espace et la mise en place de formes parfois en surimpression. Peindre permet de retrouver, ou pas, « une sorte d’instinct du dessin dans la couleur », les formes s’opposent en champs colorés et contre-chant. Les reflets des formes-objets dans La Grâce, le sang et le Sillon (1988), sont des icônes dans un jardin d’Eden.

Fabulae

L’image est une tentative de dire l’ineffable. Elle est résiduelle et s’échappe. Ils sont étranges et familiers les lapins danseurs et les oursons. Ils sont sexués, désarticulés, les oreilles parfois arrachées comme des objets transitionnels qui veulent parler. Poupon emmailloté et Salamandre entre feu de la vie et poison, cordon coupé, le bébé tient de la momie quand de grands ciseaux coupent les bandelettes - danse macabre des vivants. Dans la nuit des Aveugles, « une clarté princière les éblouit et ils enfiles sur le nez des verres obscurs11 ». C’est une épopée lyrique où l’on s’étripe et se bat contre des « Colosses aux corps martyrisés », des chevaliers en armures à la quête d’un Graal, qui leur a fait perdre la tête.

Les figures apparaissent vers 1990. D’abord, esquissés sur une croix, ou en rondes bleues, les lapins s’autonomisent en alphabet imagé. « Démembrés et désarticulés »comme les bébés ou les lutteurs du Noli me tangere dans une possible résurrection après la mort. Mais une résurrection ou le raccordement des corps est fantaisiste, dans « une spirale hiératique qui tente désespérément de réunir les lambeaux éparpillés de ces nudités assassinées12 ».

Figurer

Le sublime nait d’une émotion devant un spectacle grandiose qui nous dépasse. « L’énorme, l’inouï, l’excessif, le monstrueux, le prodigieux, ces qualificatifs insaisissables, sans image, inimaginables, disent l’espace qui sépare le beau du sublime en résistant à toute représentation13 ».
Les sources peintes ou sculptées sont données : Goya, les corps des lutteurs de Palaiuello ou de Degas, Massacres (1930-1934) dessins à l’encre d’André Masson où des foules d’hommes nus s’apprêtent à égorger des femmes et des enfants ; l’histoire de l’art regorge de ces scènes d’horreur depuis l’Antiquité.
Les portraits sont des formes planes, muettes, des faces stylisées à la manière de celles de Malévitch que des croix et des couleurs somptueuses veulent encore rappeler. Dans Peinture perdue (2000) gesticulent des masques africains revus par les figures des Demoiselles d’Avignon de Picasso, des Têtes de Malévitch encore, un boxeur les bras en croix (plus un qui sèche les larmes) et Mickey. L’art populaire est fait d’icônes et la peinture d’icône a toujours été un art populaire dont la spiritualité a enchanté les peintres.

Figures de Fous difformes, Adam et Eve dans le globe d’un bouquet de mariée, mise à nu de Luther en écorché, ils sont les danseurs d’une sarabande qui pointe l’absurde et le grotesque avec la violence d’un humour noir. C’est peut-être là, ce qui reste de la leçon d’Adorno sur la possibilité de l’art.

Françoise Terret-Daniel - Février 2015

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1 - Nicolas Fédorenko, Ar Men n°112, mai 2000, p. 40. Cité par Jean-Yves Bosseur, La Bretagne et les arts plastiques contemporains, Editions du Layeur, 2012, p. 86.
2 - Professeur dans les Ecoles des beaux-arts de Brest, Angers, Grenoble.
3- Nicolas FEDORENKO, « Le regard lent de Sérusier ou notes sur une théorie de la couleur », dans Paul Sérusier. 1864-1927, musée de Morlaix, catalogue p. 38
4- Nicolas FEDORENKO, op. cit. p. 8
5- Toutes les citations ou mots entre guillemets sont de l’artiste
6- Ibidem
7- Ibidem, p. 18
8- Ibidem, p. 10
9- KANDINSKY, cité par Anne-Marie LESCOURET, in Introduction à l’esthétique, Champs Flammarion, 2002, p. 134 : « Lorsque les conditions nécessaires à la maturation d’une forme précise se trouvent remplies […]
l’homme cherche consciemment ou inconsciemment une forme matérielle à la valeur nouvelle qui vit en lui sous une forme spirituelle »
10- Ibidem, p. 20
11- FEDORENKO Glossaire, Chapelle des Ursulines, Lannion, 2009, non paginé
12- Ibidem
13- Ibidem