Martin
Le Chevallier

14.09.2016

Le jour où ils sont arrivés

Le jour où ils sont arrivés, 2015
Intervention in situ lors de l’exposition à la Galerie du Dourven
Voix : Katia Lutzkanoff et Lionel Monnier
Installation In Situ : 400 rubans en polypropylène bleu, prénoms brodés en noir, rivets
Audio 1 « Le jour où ils sont arrivés » : mono 2’27”
Audio 2 « Le jour où nous sommes partis » : mono 2’32”
Audio 3 « À quoi bon ? » : MONO 6’ 38”
Vidéo « Fins » : HD couleurs muet, 20’ en boucle

LE JOUR OÙ ILS SONT ARRIVÉS
VOIX À ÉCOUTER AU CASQUE DANS LA VÉRANDA
Mais pourquoi ont-ils débarqué ici ce matin-là ? Pourquoi ici ? Nul ne le sait.
On les a vu arriver de loin sur leurs étranges embarcations. Ils étaient innombrables.
Nous savions qui ils étaient. Ils étaient ceux qui fuyaient la guerre et la misère. Et voulaient faire usage de leur liberté. Pendant longtemps, nous leur avions refusé l’accès à nos terres. Ce fut une longue période, triste, vaine et cruelle. Mais depuis des années déjà, nous savions que notre temps était révolu et que le leur était imminent. Nous avions renoncé à faire de la liberté un crime. Et nous les attendions.
Manger de la viande à tous les repas. Nous savions que cela ne pourrait pas durer, que nous ne pourrions pas indéfiniment consacrer nos plus belles terres à la nourriture des animaux. Nous savions aussi que nous ne pourrions pas toujours faire faire au loin nos tee-shirts, nos téléphones, nos épluchages… Nous savions qu’un jour nos vies ne seraient plus facilitées par la pauvreté des autres.
Pourquoi avions-nous le droit de voyager et pas eux ? Pourquoi les marchandises pouvaient-elles circuler librement alors que seuls certains hommes avaient le droit de courir le monde ? Ce ne pouvait être qu’une parenthèse. Certains se disaient que le temps d’un nouvel équilibre était venu, que les injustices qui déchirent le monde seraient désormais effacées. Mais la plupart devinaient que notre règne avait pris fin ; qu’il était surtout temps de passer la main.
Quand ils sont arrivés, ils ont traversé nos collines. Ils ne voulaient pas s’arrêter là. Ils savaient où ils allaient. Nous les avons regardés passer, et nous sommes restés ici. Délestés de notre gloire et nantis de nos seuls souvenirs.

LE JOUR OÙ NOUS SOMMES PARTIS
VOIX À ÉCOUTER AU CASQUE DANS LA VÉRANDA
Et un matin, nous avons su qu’ils nous attendaient. Pourquoi ont-ils changé d’avis ? Pourquoi, après des années à colmater leurs frontières, ont-ils changé leurs lois ?
Nul ne le sait. Mais l’occasion était trop belle. Alors nous sommes partis. Tous. Ou plutôt, tous ceux qui étaient en âge de conquérir le monde. Nous savions que notre heure était venue.
Nous avons construit de nouveaux navires, de petites arches rondes, protégées des dieux. Et nous sommes partis affronter les vagues.
Et pourtant, nous aimions notre île. Nous n’aurions pas songé à la quitter si la terre ne s’était pas asséchée, si nos poissons n’avaient pas été pêchés par d’autres, si notre coton avait eu sa chance sur les marchés lointains ou si notre huile n’avait pas fait la fortune de quelques-uns. Nous n’aurions alors pas connu le désoeuvrement, la misère, la maladie et les convulsions de la guerre. Nous serions restés lovés au coeur de nos forêts et aurions continué à cultiver les terres de nos ancêtres, à danser sur les rives de nos mers.
Depuis si longtemps, nous regardions l’océan comme une image impénétrable. Nous pensions à nos camarades partis nuitamment tenter leur chance au-delà de l’horizon, sans que nous sachions s’ils seraient épargnés par les flots. Nous savions qu’un jour, nous aussi, nous partirions. Qu’une autre vie nous attendait là-bas.
Parfois les hommes du continent venaient chez nous. Ils disaient aimer nos pays, notre soleil, nos plages. Puis ils repartaient sous nos yeux interdits. Nous pouvions les accueillir, mais nous n’avions pas le droit d’aller chez eux.

À QUOI BON ?
TEXTE DIFFUSÉ DANS LE CORPS DE GARDE
Quand je suis entré dans la police, je ne pensais pas que je m’occuperais des migrants. J’imaginais être utile à la société, aider les gens, défendre la justice, la veuve, l’orphelin… Et puis l’adrénaline aussi. Je voulais être au coeur de l’action. Comme dans les films.
Mon métier, c’est de faire respecter la loi. Mais parfois, la loi, c’est la toile de Pénélope. On invente un lieu pour accueillir les migrants. Puis on le ferme. Alors les migrants vont un peu plus loin et se bricolent des abris dans les bois. Alors on démantèle leurs campements de fortune. Et ils s’installent ailleurs…
C’est sans fin.
Démanteler. Étymologiquement, ça veut dire enlever le manteau. À quoi bon leur enlever le manteau ?
On sépare des familles. On éloigne des hommes qui reviendront. À quoi bon ? Autant vider le Sahara avec une écumoire.
Ce qu’il faudrait, c’est développer la mobilité pendulaire. Que les gens puissent venir travailler chez nous puis rentrer dans leur pays. Beaucoup aspirent à une telle existence. Rares sont ceux qui n’aimeraient pas revenir chez eux.
Mais on n’y est pas encore. Pour l’instant on les guette, on les arrête et on les renvoie.
Et moi, je ne fais pas autre chose. J’attends. Ça fait dix ans que je les attends ici ; que je scrute l’horizon à la recherche de leurs petites embarcations. Un jour, ils arriveront, innombrables, je le sais. Et que pourrai-je faire ? En attendant, je nettoie mes armes, je brosse mon gilet, je vérifie mon taser, je joue avec mon tonfa…
Et s’ils arrivaient de nuit ? Ils m’ont promis des lunettes pour voir comme les chats. Mais je les attends toujours. J’attends. J’attends encore.
Quand j’étais petit, je n’aimais pas attendre. Je voulais tout tout de suite. Attaquer sans attendre.
Je faisais de grandes batailles avec de petits soldats. Je disposais des lignes de front. Je préparais des offensives. Et puis c’était le grand jour, la grande mêlée. Impitoyable. Mais là. Il n’y aura pas de grande mêlée. On ne va pas les massacrer. Et on ne va pas construire des bastilles toujours plus grandes pour les enfermer. Détruire les bateaux ? Ça n’avancerait pas à grand-chose… On va faire quoi ?
Peut-être qu’un jour ils n’auront plus envie de venir. Ce seront eux les riches et nous les pauvres. À moins qu’il n’y ait plus ni riches ni pauvres. Mais je n’y crois pas trop… C’est pas une jonque là-bas ?… Non. C’est rien.
Mes grands-parents aussi, quand ils ont fui l’Espagne en 39 et qu’ils sont arrivés en France, on les a mis dans des centres de détention… Enfin, ça ne s’appelait pas comme ça. On appelait ça des camps de concentration. Des camps de concentration. C’était pas ceux des nazis, mais ça fait drôle quand même… Concentration, détention, rétention…
On concentre, puis on détient et finalement on retient. Mais en fait, on ne veut rien de tout ça. On veut renvoyer. On devrait appeler ça des centres de renvoi, des zones d’expulsion, des salles d’embarquement…
J’ai bossé dans les avions. C’était pas le plus facile. On est donnés en spectacle.
Souvent les expulsés se débattent violemment. Ils ne veulent pas qu’on les emmène. Alors on les contraint. On les assoit dans leurs sièges, dans l’avion, la tête entre les genoux. Mais il faut faire attention. Certains en sont morts étouffés…
Parfois certains passagers se lèvent, refusent de s’attacher, s’opposent. Alors il faut parlementer. Et si ça ne se résout pas, c’est au bon vouloir du pilote. Il peut débarquer qui il veut.
Le spectacle. Les soldats qui paradent avec leur famas dans les gares. Comme s’ils allaient se refaire la Casbah d’Alger avec des fellagas tapis dans les ruelles. Est-ce que ça rassure le type qui prend le Paris-Rennes de 14h05 ? Je ne sais pas. En tout cas, ils doivent terriblement s’ennuyer… Encore que. Il y a pire. Les gars dans les camionnettes pendant les manif. Et moi qui attend encore et toujours. L’ennui fait partie du métier.
Il y a aussi ces vigiles qui contrôlent les sacs. Qui passent leurs journées à faire semblant. Parce que l’État ne peut pas se contenter d’enquêter dans l’ombre, de remonter des filières, de déjouer des plans. Il doit produire des images.
Bon, mais nous c’est pas les terroristes, c’est les migrants.