Martin
Le Chevallier

14.09.2016

Le jardin d'Attila

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Le jardin d’Attila, 2012
Court-métrage, 33 min
Vidéo HD couleurs 1:63, son, 33’
Acteurs : Gaëtan Vourc’h, Eberhard Meinzolt, Dario Costa, Isabelle Angotti, Marlène Saldana, Alexandre Laforet et Alain Dreyfus.

Un promeneur converse avec les interlocuteurs les plus divers et s’interroge sur les destinées d’un monde privé de ses fondements. Pourrait-on abolir la famille, le commerce ou l’État ? Au croisement de l’ethnologie, de l’histoire ou des utopies politiques, Le jardin d’Attila suggère que d’autres mondes sont possibles puisque d’autres mondes ont été possibles. Ci-dessous, le synopsis du film.

Le film est disponible en vidéo à la demande sur Viméo


LE JARDIN D’ATTILA / SYNOPSIS
Le promeneur et un autre homme sont assis dans des gradins, installés derrière une vitrine. Ils regardent le monde. On voit un paysage de lande désertique. LE PROMENEUR : Faut-il vraiment dormir ? UN AMI : Marthe Robin a passé les cinquante dernières années de sa vie sans dormir…Le promeneur est dans un lit. Il ouvre les yeux. LE PROMENEUR : Marthe Robin ? L’AMI qui boit un café dans une cuisine : Une mystique, morte dans les années 80… pendant cinquante ans, elle n’a ni bu ni mangé. On aperçoit Marthe Robin alitée dans un champ. L’AMI : En fait, si… elle mangeait une hostie tous les dimanches. La veille de la communion, elle rencontrait le démon et avait des convulsions. Elle avait des stigmates aussi… Le promeneur arpente l’appartement. LE PROMENEUR : Je n’avais pas une femme et des enfants ? L’AMI jouant avec quelques sucres : Tu peux faire des enfants et ne pas vivre avec eux. Le marquis de Sade disait qu’il valait mieux les tenir éloignésn du foyer des parents. Il disait qu’en restant dans leur famille, les enfants acquièrent des préjugés et concentrent leur affection sur leurs parents. Le promeneur et son ami marchent ensemble dans la rue. L’AMI : Alors qu’élevés loin d’eux, leur esprit est ouvert et leur coeur disponible pour la patrie… UN PASSANT : C’est un peu comme chez les Inuits. Ils ne donnent pas de nom de famille à leurs enfants. Ce sont les enfants du groupe, sans liens particuliers avec leurs géniteurs… MARTHE ROBIN assise sur un banc, avec une cigarette : Ça me rappelle Tahiti. Là-bas, quand une femme a plusieurs enfants et qu’une autre ne peut en avoir, la première lui en donne un. L’AMI : C’est très différent. Au final, chacun a quand même ses enfants… Dans une lande désolée, le promeneur s’interroge. LE PROMENEUR : Mais si le lien filial est dissous, l’héritage aussi ? UN PRÊTRE : Bien sûr ! C’est pour ça que nous sommes célibataires ! Le prêtre et le promeneur marchent côte à côte. LE PRÊTRE : Jusqu’au XIe siècle, nous pouvions nous marier et avoir des enfants, lesquels héritaient de nos biens. L’Église a alors eu l’idée du célibat. Et comme ça, elle a pu s’assurer la propriété des églises et de leurs richesses. UN HOMME NU : Et vous conduire vers la pédophilie ? LE PRÊTRE : Tiens, un adamite ! LE PROMENEUR : Un adamite ? LE PRÊTRE : Un nostalgique du jardin d’Éden. Ils étaient un certain nombre au IIe siècle. Et au Moyen Âge aussi. Ils voulaient retrouver l’innocence d’Adam avant sa chute. Ils s’éloignent sous le regard tranquille de l’adamite. LE PRÊTRE : Ils refusaient le travail et l’autorité, pratiquaient l’amour libre et n’accordaient aucune valeur à l’argent et à l’héritage. Ils ont été persécutés et massacrés, bien entendu. LE PROMENEUR : Par l’Église catholique ? LE PRÊTRE : Non, par les hussites… Une horde d’enfants hussites dévale une colline à la poursuite de congénères adamites. Sur un pont qui enjambe une autoroute, on aperçoit le promeneur et son ami. L’AMI : Abolir l’héritage peut être une solution. Saint-Simon disait que l’héritage génère une classe d’oisifs et de parasites et que, sans l’héritage, la propriété individuelle est vraiment l’oeuvre de chacun. Il proposait que lorsqu’il décède, ce patrimoine revienne à la collectivité. Bakounine aussi d’ailleurs… Ils regardent les voitures qui filent en dessous d’eux. LE PROMENEUR : Il n’y avait pas une tradition comme ça à Tahiti ? Un système qui attribuait la maison d’un défunt à celui qui avait besoin d’un toit ? L’AMI : Non, ça ne me dit rien… En tout cas, selon Marx, il ne peut y avoir abolition de l’héritage sans abolition de la propriété privée ! LE PROMENEUR assis sur un banc dans un square : Mais quelle propriété abolir ? Toute forme de propriété ? UNE PROMENEUSE apparue à côté de lui : On peut déjà pratiquer la reprise individuelle. LE PROMENEUR : Le vol ? LA PROMENEUSE : Oui ! Sade en faisait l’éloge. Selon lui, le vol a pour effet d’égaliser les richesses et entretient les vertus les plus républicaines : le courage, la force et l’adresse. DON QUICHOTTE apparu à côté du promeneur, à la place de la promeneuse : Durant l’âge d’or, la propriété n’existait pas… ceux qui vivaient alors ignoraient ces deux mots, le tien et le mien… BOUGAINVILLE debout dans un bassin, un collier de fleurs autour du cou : À Tahiti aussi ! Les Tahitiens pratiquent entre eux une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes… LE PROMENEUR : C’est qui, celui-là ? DON QUICHOTTE : Bougainville. Le soleil des tropiques lui a un peu cuit le melon. BOUGAINVILLE : Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre… Pour toutes les choses absolument nécessaires
de la vie, il n’y a point de propriété et tout est à vous ! LE PROMENEUR âgé de 10 ans, perché en haut d’un mur : On pourrait déjà abolir la propriété privée des moyens de production ! LE PROMENEUR : Ce garçon me dit quelque chose… MARTHE ROBIN perchée sur le mur : Ou faire comme les Inuits : considérer que tout appartient au groupe. DON QUICHOTTE : Hormis les instruments de chasse individuels… LE JEUNE PROMENEUR : Ou les pirates ! En partageant leur butin, ils pratiquaient l’égalitarisme redistributif ! LE PROMENEUR : Mais c’est moi, ce garçon ! SAINT-FRANÇOIS D’ASSISE assis sur un banc, donnant à manger aux pigeons : Ou encore les apôtres : la communauté de Jésus pratiquait le communisme avant la lettre… MARTHE ROBIN : Ça s’est un peu perdu ! Au bord d’un lac, Marthe Robin joue au croquet avec Jésus, un pirate et des Tahitiens. Le promeneur est dans une barque avec Saint-François, qui rame avec un pigeon sur l’épaule. SAINT-FRANÇOIS D’ASSISE : C’est pour ça que j’ai voulu pratiquer la pauvreté volontaire. J’ai renoncé à tous mes biens et j’ai invité mes disciples à faire de même… Mais ça n’a pas toujours été facile ! Les vaudois, par exemple, ils ont tous fini sur le bûcher ! LE PROMENEUR : Les vaudois ? SAINT-FRANÇOIS D’ASSISE : Il y a aussi eu les anabaptistes, qui ont instauré un régime communautaire à Münster en 1533. Mais bon. C’étaient des fanatiques ! Jean de Leyde, leur principal prophète, s’est déclaré « Messie des derniers jours ». Il a instauré la polygamie, fait brûler tous les livres et exécuter les opposants… LE PROMENEUR pour lui-même : Mais pourquoi suis-je encore en train de parler à un religieux ? SAINT-FRANÇOIS D’ASSISE : Notez que la ville était assiégée par les catholiques. L’état de siège favorisait la répartition des biens. Certaines adversités favorisent les systèmes communautaires. Voyez les Inuits ! Des Inuits, qui pêchent à la ligne, saluent la barque qui passe. SAINT-FRANÇOIS D’ASSISE : À la fin du siège, ils ont été massacrés eux aussi. Leur messie a été torturé à mort et son cadavre a été placé dans une cage pendue à un clocher. Je crois que la cage y est encore… La barque s’éloigne peu à peu. LE PROMENEUR : Ils avaient aussi aboli l’argent, non ? SAINT-FRANÇOIS D’ASSISE : Bien sûr ! Au bord de l’eau, Jean de Leyde est debout dans sa cage et semble s’ennuyer. La barque s’éloigne tout doucement. On entend les bips d’une caisse d’hypermarché. Le promeneur et son ami font la queue à la caisse d’un hypermarché. L’AMI : Au Club Méditerranée aussi, l’argent était aboli ! Le promeneur pose ses tomates sur le tapis roulant. L’AMI : Les gentils membres avaient des colliersboules qui leur permettaient de payer leurs consommations. Ils étaient dans une sorte de paradis sans contingences… MARTHE ROBIN derrière eux : Ils étaient ? L’AMI : Les colliersboules ont été abolis en 1994 ! LA CAISSIÈRE : Les adamites aussi avaient aboli l’argent… L’ADAMITE à une autre caisse, toujours aussi nu : Tout comme les républicains espagnols dans certains villages ! MARTHE ROBIN : Ou Pol Pot… LA CAISSIÈRE tout en bipant distraitement les produits : … qui avait aussi aboli la propriété, la famille et la religion… Le promeneur et son ami tirent leurs chariots à commissions entre deux rocades désertes. L’AMI : Pol Pot voulait totalement refaçonner la société et les individus, à l’image d’une paysannerie authentique, non souillée par le monde extérieur. Il voulait que tout le monde se coule dans le moule du paysan pauvre. Ils gravissent un talus au bord d’une voie rapide. L’AMI : Pour y parvenir, les Khmers rouges ont évacué les villes. Ils ont dit aux gens que des bombardements américains étaient imminents et qu’il fallait qu’ils quittent les villes pendant deux ou trois jours. C’était faux, bien entendu. Ils voulaient que les gens consentent à partir et qu’ils partent avec le moins d’affaires possible, de manière à ce qu’ils abandonnent peu à peu tous leurs biens… Toute propriété devait disparaître. C’est pourquoi ils avaient supprimé l’argent… Ils longent une avenue sans voitures. L’AMI : Une fois dans les campagnes, les exilés étaient contraints de travailler, de cultiver le riz. Et, comme il n’y avait plus de monnaie, ils ne touchaient pas de salaire. On fournissait aux gens des vêtements et de la nourriture. Mais en quantité insuffisante. La famine régnait constamment. La faim était d’ailleurs un moyen de pression… Ils traversent un parking vide. L’AMI : En supprimant l’argent, ils avaient supprimé le commerce, qu’ils considéraient comme une activité impure et improductive. Ils avaient mis en place un système de troc, qui fonctionnait très mal. D’autant plus mal qu’ils avaient réservé les conditions les plus dures aux individus les plus qualifiés pour organiser un tel système : les anciens cadres. Seuls les véritables révolutionnaires – c’est-à-dire les paysans non éduqués – pouvaient participer à l’organisation. Ils parcourent une cité HLM inhabitée. L’AMI : Pour réaliser le communisme ultime, il fallait que l’individu perde tout sentiment de propriété : propriété matérielle, mais aussi spirituelle. On ne devait plus dire « mon » mari ou « ma » mère. Tout devenait collectif. Les enfants devaient appeler leur parents « oncle » et « tante », car tous faisaient partie d’une même famille, celle de l’Angkar, l’organisation révolutionnaire… Ils marchent sur une large piste bitumée et déserte. L’AMI : Tous les sentiments étaient perçus comme des expressions de l’individualisme. L’amour, le chagrin, la passion étaient bannis. Dans certaines régions, il était même interdit de rire ou de chanter. Il fallait complètement détruire la personnalité. La personnalité était considérée comme une propriété de la bourgeoisie, destinée à écraser les masses. La piste traverse une lande sauvage. LE PROMENEUR : Mais écraser les masses, c’est ce qu’ils faisaient non ? L’AMI : Bien sûr ! Entre la famine et les exécutions, ils ont fait mourir près de deux millions de personnes ! L’AMI : En fait, c’est peut-être le régime le plus totalitaire qu’il y ait jamais eu. Car ils ont voulu absolument tout changer… Ils s’éloignent vers l’horizon. L’AMI : Ça montre bien que décréter la réalisation de l’utopie mène au cauchemar ! LE PROMENEUR : Il faut peut-être laisser l’utopie venir d’elle-même… Le promeneur et son ami sont assis sur une colline au bord d’un lac. Ils regardent le couchant. L’AMI : Il y a aussi ces Mélanésiens qui jetaient tout leur argent dans la mer. En jetant l’argent des Blancs, ils espéraient se débarrasser d’eux. Et puis John Frum leur avait annoncé que l’âge d’or allait revenir… LE PROMENEUR : John Frum ? L’AMI : Un prophète du culte du cargo. LE PROMENEUR : Le culte du cargo ? L’AMI : Il portait une veste d’infirmier militaire américain. On n’a jamais su s’il était noir ou blanc… Une grande croix rouge orne la veste de John Frum qui regarde des Mélanésiens jouer à faire des ricochets sur l’eau. L’AMI qui s’est allongé dans l’herbe : Le culte du cargo, c’est un syncrétisme religieux, millénariste… Les cargos apportaient des denrées aux colons mais jamais aux indigènes. Les Mélanésiens en ont déduit que leurs ancêtres se faisaient blouser, mais que ça ne durerait pas ; qu’un jour ou l’autre un bateau ou un avion leur apporterait les richesses expédiées par leurs ancêtres. On voit, dans la lande déserte, une piste d’atterrissage dessinée par de petites torches qui scintillent dans la nuit. L’AMI : Certains attendent encore l’arrivée de l’avion… Le promeneur et Don Quichotte sont dans l’eau d’une rivière. Seules leurs têtes dépassent. LE PROMENEUR : Il ne va donc pas y avoir d’histoire dans ce film ? DON QUICHOTTE : Pour quoi faire ? On entend le grondement d’une autoroute. Le promeneur et son ami sont assis sur un talus, au milieu des voitures qui filent. LE PROMENEUR : Donc si on abolit l’argent, on abolit le commerce ? L’AMI : Sauf avec le troc… L’ADAMITE assis, nu, un peu plus haut : Ou les systèmes d’échanges locaux ! Les SEL, quoi ! MARTHE ROBIN assise, elle aussi, sur le talus : Il y a aussi le don… L’AMI : Le potlatch ? MARTHE ROBIN : Oui ! Lorsque l’échange consiste à se ruiner pour défier l’autre, on est loin du commerce ! LA PROMENEUSE allongée en contrebas : On peut même se ruiner en détruisant tout ! En Alaska, certains Indiens égorgeaient tous leurs esclaves ! LE PROMENEUR : Pour répondre à un défi ? LA PROMENEUSE : Oui ! Ou pour en lancer un nouveau ! On voit tous les personnages assis sur leur talus. Mais l’autoroute a disparu. Ils sont en pleine nature. On aperçoit une explosion au loin sur la mer. Le promeneur et l’ami boivent un verre dans une cabane au bord de l’eau. L’AMI : Chez les Indiens d’Amérique du Sud, le chef devait constamment faire des cadeaux. Il était soumis à un pillage permanent, de sorte qu’il portait les tenues les plus minables et devait travailler dix fois plus que les autres. LE PROMENEUR : Moyennant quoi, il avait le pouvoir ? L’AMI : Même pas ! À part en temps de guerre, il n’avait pas la moindre autorité. L’ADAMITE qui se baigne devant eux : Ce système prémunissait de tout fonctionnement hiérarchique. Le groupe consent le prestige mais pas l’autorité… MARTHE ROBIN qui se baigne aussi : Une société sans chef, sans État, une société acéphale quoi ! DON QUICHOTTE qui leur crie depuis une île en face : Les Jivaros ! L’AMI : Ou les Inuits ! LE PROMENEUR : Encore eux ? L’AMI : Ils désignaient un chef, pour les expéditions de chasse – pas toujours le même. Mais le reste du temps, personne ne commandait ! On aperçoit un Zodiac chargé de passagers. LE JEUNE PROMENEUR, coiffé d’un tricorne, les observe avec des jumelles : Un peu comme les pirates ! Qui pratiquaient la rotation des chefs ! Le capitaine ne commandait que pendant les batailles. Et le reste du temps, les décisions étaient prises par l’équipage tout entier ! LE PROMENEUR : Et ça marchait ? LE JEUNE PROMENEUR : Oui et non. Souvent les bateaux erraient sans but jusqu’à ce que l’équipage se décide. On voit les passagers du Zodiac se perdre en conjectures. L’AMI : Il y avait aussi les Quilombos, les communautés d’esclaves évadés au Brésil… LE PROMENEUR : Refuser l’autorité, pour des esclaves, on peut comprendre ! L’AMI : Évidemment, les Portugais ont fini par leur faire la peau… Sur le lac, Bougainville s’éloigne sur une pirogue. BOUGAINVILLE : Il y eut aussi les autogestionnaires ! Les Lip ! Les kibboutz ! Les titistes ! Les communards ! Chistiania ! The Tower Mine ! Les Merry Pranksters ! Les zapatistes ! Les carpocratiens ! Les bégards et les béguines ! Les Ranters ! Monte Verità ! Shangri-La ! AA Comune !… Il finit par être trop loin pour qu’on l’entende. Le promeneur et Don Quichotte se promènent dans un parking, entre deux rangées de camions. LE PROMENEUR : Et Attila ? DON QUICHOTTE : Attila ? Non, rien de spécial… Quelques Jivaros jouent au foot au pied d’un HLM. L’AMI qui les contemple depuis un toit : Au Brésil, les Indiens Morés ont modifié les règles du football : quand un joueur marque un but, il change d’équipe. De sorte que la partie se rééquilibre constamment… LA PROMENEUSE cheveux au vent : Et toute idée de victoire ou de compétition est ainsi abolie ! L’AMI : Cette inversion des règles, ça me rappelle le carnaval, lorsque toutes les hiérarchies sont abolies, que les bouffons deviennent rois et que les enfants deviennent papes… L’ADAMITE qui porte (nu) une bassine de linge : Ou les saturnales romaines ! Lorsque les esclaves pouvaient asservir leurs maîtres ! MARTHE ROBIN qui passe par là : Momentanément… L’ADAMITE tout en étendant du linge : Là aussi, ils élisaient un roi. Un beau jeune homme à qui l’on accordait trente jours de liberté absolue, de plaisirs et de débauche. À l’issue de ces trente jours, on le sacrifiait. Saint Dasius en a fait les frais… LE PROMENEUR : Saint Dasius ? L’ADAMITE : Un martyr chrétien. Il a eu la malchance d’être élu. Et il a refusé d’honorer Saturne… LA PROMENEUSE qui apparaît entre deux draps : C’était pas plutôt Kronos ? L’ADAMITE : Si, peut-être… Toujours est-il que Dasius ne voulait honorer que son dieu et ne voulait pas se livrer à des comportements impurs. LA PROMENEUSE : Du coup, il a été décapité sans avoir fait le patachon ! Dasius apparaît, sans tête. Marthe Robin surgit entre deux cheminées, coiffée d’une couronne de pinces à linge. MARTHE ROBIN : C’est comme Jésus ! Que l’on a habillé d’un manteau écarlate et que l’on a coiffé d’une couronne d’épines avant de le crucifier ! Le roi d’un jour, dont on s’amuse, comme au carnaval ! DASIUS qui a retrouvé sa tête : Mais le carnaval, ça ne dure pas. Alors qu’Hassan-i Sabbâh avait décrété l’avènement du millenium ! LE PROMENEUR : Pardon ? DASIUS : Le chef des Assasssins d’Iran ! En 1164, en plein ramadan, il jeta le Coran à terre et déclara la fin de la loi. Tout ce qui était interdit devenait permis. Tous devaient jouer de la harpe et de la flûte et boire du vin. Dasius plie un drap avec Marthe Robin. DASIUS : Il disait que puisque Dieu était dans le coeur de chacun, toutes les pratiques de la dévotion devaient être abolies. Et ceux qui persistaient à respecter la loi étaient torturés et lapidés. Exactement comme les impies avant que ce millenium ne soit décrété… MARTHE ROBIN : Ça s’est poursuivi en Syrie. Sous Rachid ad-Din Sinan, les Assassins se livraient à la débauche tout en se donnant le nom de « purs ». Les femmes portaient des vêtements d’hommes, elles buvaient avec les hommes et l’inceste n’était plus prohibé… DASIUS : Mais au final, ils ont tous été assassinés et la loi de la charia a été rétablie ! Le promeneur est assis avec Don Quichotte dans la lande, à la lueur du couchant. Ils regardent au loin. DON QUICHOTTE : Que vois-tu ? LE PROMENEUR : Je vois une farandole d’Assassins qui traverse la lande. Ils portent en triomphe un christ bedonnant, coiffé d’une couronne sertie d’ampoules lumineuses. Derrière eux, je vois des Tahitiens qui promènent un cochon couvert de fleurs, et des adamites qui font rouler un énorme tonneau écarlate, des Jivaros footballeurs qui dribblent avec des têtes de rois, des démons à têtes de bouc qui portent un lit… Dans le lit, je vois Marthe Robin, qui se maquille les stigmates avec du rouge à lèvres. Et derrière, je vois aussi des anabaptistes déguisés en centaures qui tirent un char enflammé dans lequel des enfants de choeur jettent des télévisions, des grille-pain, des clés ou des pièces d’or… Et à leur suite, je vois des ânes qui tirent une sorte de char-baignoire dans laquelle un prêtre enfante des grenouilles, et une colonne de Mélanésiens armés de pagaies qui paradent comme à Buckingham, une fanfare de piratescyclopes qui scande le cortège avec ses énormes tambours. Et tout à la fin, je vois des rois décapités qui ferment la marche en dansant joyeusement. Comme s’ils fêtaient la fin du monde… Le jeune promeneur est assis sur un caillou dans la lande déserte. Il griffonne sur un carnet. LE PROMENEUR : Tu fais tes devoirs ? LE JEUNE PROMENEUR : Non, je fais mes envies. LE PROMENEUR : Et si tu n’as pas envie de lire, d’écrire ou de compter ? LE JEUNE PROMENEUR : Eh bien, je ne saurai ni lire ni écrire ni compter ! LE PROMENEUR : Mais c’est utile ! LE JEUNE PROMENEUR agacé : Si j’en vois l’utilité, j’apprendrai ! La coercition est une impasse. Si je t’obéis, je ne suis plus ni désirant ni responsable. L’école n’enseigne que des passions tristes : la honte, la peur, la vanité et la soumission. On se soumet aux parents et aux professeurs pour ensuite se soumettre aux patrons. Je préfère apprendre seul. Salut. L’enfant s’en va, abandonnant le promeneur à sa perplexité. À quelques pas, l’ami et Marthe Robin jouent aux échecs assis dans l’herbe. L’AMI : Ça me rappelle Jacotot. LE PROMENEUR : Jacotot ? MARTHE ROBIN : Un révolutionnaire exilé en Suisse. Il avait mis au point une méthode pédagogique consistant à ne rien expliquer. Le maître ne savait rien et les élèves devaient se débrouiller tout seuls… L’AMI : Un peu comme quand un enfant apprend à parler : personne ne lui explique comment il faut faire ! MARTHE ROBIN : Ainsi, un illettré pouvait apprendre à lire à un autre illettré… Un groupe d’autodidactes, perchés sur un rocher, s’instruisent en lisant. LE PROMENEUR allongé nu dans un lit : Et le travail ? LA PROMENEUSE assise sur lui, tout aussi nue : On dit que les chasseurs-cueilleurs du désert de Kalahari ne consacraient que deux heures par jour à assurer l’ensemble de leurs besoins… LE PROMENEUR : Les bushmen ? LA PROMENEUSE : Oui, les hommes des buissons. Ils avaient surtout des loisirs… BOUGAINVILLE dans un fauteuil, au pied du lit : Tout comme les Tahitiens ! L’ADAMITE qui sort nu de la salle de bains : Ou les ordres mendiants au Moyen Âge, qui refusaient le travail ! LA PROMENEUSE : On est loin de Marx et de son travail obligatoire pour tous… Les deux promeneurs jouent au ping-pong dans un jardin. LE PROMENEUR : Il a préconisé ça ? LA PROMENEUSE : Oui, dans le Manifeste ! Le promeneur et la promeneuse sont assis dans une prairie. LE PROMENEUR : Marx, Proudhon, Saint-Simon, même Fourier exaltait le travail ! C’est fou !… Mais si on ne travaille plus, on fait quoi ? LA PROMENEUSE : On se consacre au plaisir ! L’AMI apparu auprès d’eux : C’est ce que préconisaient les familistes ! LE PROMENEUR pour lui-même : On n’est jamais tranquille dans ce film. L’AMI : Ils encourageaient l’oisiveté, l’amour mystique et spirituel, la liberté des corps… LA PROMENEUSE : C’était quand ? L’AMI : Au XVIe siècle… Quelques familistes jouent à saute-mouton dans la prairie. LE PROMENEUR : Mais si l’on abolit tout, il ne reste plus grand-chose… L’AMI : Peut-être que rien n’existe. La réalité n’est peut-être qu’un théâtre… LA PROMENEUSE : Oui… Ou peut-être que nous sommes dans le rêve d’une poule ! Le promeneur déambule dans une galerie commerciale. On aperçoit un cargo qui s’éloigne sur la mer.