Martin
Le Chevallier

14.09.2016

L'audit

L’audit, 2008
Processus de consulting

Voix : Sébastien Turay
Photographies couleurs, 110 x 142 cm
Documentation composée de 35 pages A4
Installation sonore avec photographie et son mono, 18’ 34”
Collection du département de l’Essonne
Tirage documentation : 1
Tirage installation : 2
Tirage photo : 5
Collection privées

Voir un extrait de l'audit

L’AUDIT / TEXTE DE LA VOIX OFF

La demande
Au printemps 2008, Martin Le Chevallier nous a demandé de le soumettre à un « audit de performance artistique ». Après dix années consacrées au développement de son activité d’artiste, il se trouvait à un moment charnière de sa carrière. Il a alors voulu mesurer sa valeur, la pertinence de son travail et les perspectives qui s’offraient à lui. Quoique singulière, cette demande nous a paru sérieuse et légitime. Aussi, après quelques échanges, nous lui avons fait une proposition commerciale présentant notre approche du sujet, la méthode que nous nous proposions de mettre en oeuvre et les résultats qu’il pouvait escompter d’un tel audit.

Dans un marché de l’art en forte croissance (records de ventes, nouveaux marchés, explosion de l’offre artistique), Martin Le Chevallier s’est donné pour ambition de conquérir une position de référence. Cette volonté de leadership s’articule autour de quatre axes majeurs :
– Être porteur de vision, d’avenir, d’orientations à la fois pour le marché, la critique, mais aussi les institutions, qu’elles soient publiques ou privées ;
– Prendre des risques, s’investir et réussir des projets phares faisant référence dans l’histoire de l’art ;
– Avoir un mode de fonctionnement performant, articulé sur des réseaux commerciaux, et médiatiques agiles et réactifs.
Autant d’orientations à suivre sans trahir ses convictions et sa foi artistique.

Définition du niveau d’ambition

La première étape a consisté à définir le niveau d’ambition de Martin Le Chevallier. La méthodologie que nous avons employée est celle de la carte stratégique, de type Balanced Scorecard. Il s’agissait d’aider Martin Le Chevallier à exprimer son ambition en définissant des objectifs stratégiques à atteindre. Classiquement, ces objectifs adressent quatre dimensions de l’entreprise :
– La satisfaction des clients et bénéficiaires ;
– La performance de diffusion ;
– L’efficacité artistique et conceptuelle ;
– La rentabilité financière.

Découvrons à présent les treize objectifs retenus.

Sur l’axe satisfaction des clients et bénéficiaires, quatre objectifs :
– Ajuster le volume de production aux attentes du marché ;
– Être parmi les dix valeurs sûres françaises ;
– Alimenter de manière continue la demande curatoriale ;
– Maintenir un haut niveau de pertinence artistique.

Sur l’axe de l’efficacité artistique et conceptuelle, trois objectifs retenus :
– S’inscrire dans un processus d’innovation continue ;
– Veiller à une constante adéquation de la production à l’Histoire ;
– Intégrer la stratégie de marque dès la conception des projets.

Sur l’axe performance de diffusion, trois objectifs également :
– Accéder aux sites de diffusion les plus porteurs ;
– Bénéficier d’une couverture médiatique internationale ;
– Disposer d’un réseau de distribution global.

Enfin, sur le dernier axe, la rentabilité financière :
– Être parmi les dix artistes français vivants les plus chers ;
– Vendre aux principales collections privées et publiques ;
– Être implanté sur les marchés émergents et à fort potentiel.

Objectifs détaillés

Attardons-nous à présent sur certains objectifs particulièrement importants :
– en envisageant les actions possibles pour atteindre l’objectif visé ;
– en identifiant les indicateurs permettant de mesurer l’atteinte de cet objectif.

Sur l’axe satisfaction des clients et bénéficiaires, premier objectif : faire que Martin Le Chevallier soit parmi les dix valeurs sûres françaises. Comment y parvenir ? En élargissant son réseau de diffusion et de distribution.

Et comment vérifier que l’objectif est atteint ?
À l’aide de plusieurs indicateurs :
– Le nombre d’expositions personnelles dans des institutions de premier plan (type MoMA, Guggenheim, Tate Modern, Beaubourg) ;
– La présence des oeuvres dans les places dominantes du marché (Sotheby’s, Christie’s) ;
– Le nombre d’occurrences sur Google.

Deuxième objectif, maintenir un haut niveau de pertinence esthétique et conceptuelle. Comment y parvenir ? Par l’identification et la valorisation des pôles d’excellence de l’artiste. Et quel indicateur de réussite ? La validation par les leaders d’opinion. Qu’ils soient critiques, curateurs, décideurs, ou artistes.

Deuxième axe, l’efficacité artistique et conceptuelle

Sur le premier objectif, « s’inscrire dans un processus d’innovation continue »,
deux actions possibles :
– Privilégier la recherche et développement et externaliser tous les domaines d’activité qui peuvent l’être (l’organisation, la fabrication, la promotion, etc.) ;
– Assurer une veille permanente sur la concurrence.

Comment vérifier que l’objectif est atteint ?
En mesurant le taux de contrefaçons. Autrement dit, la reprise des idées de Martin Le Chevallier par d’autres artistes.
Pour intégrer la stratégie de marque dès la conception des projets, là aussi, deux actions possibles :
– Définir la stratégie de la marque « Martin Le Chevallier » ;
– Déterminer un portefeuille de produits artistiques, suffisamment resserré pour une bonne identification et suffisamment large pour permettre un renouvellement périodique de l’offre.

Comment vérifier que l’objectif est atteint ?
Grâce à l’identification par le public de la marque aux produits. Identification susceptible d’être attestée par une enquête client.

Troisième axe, la performance de diffusion

Premier objectif, accéder aux sites de diffusion les plus porteurs (les musées, les centres d’art, etc.). Comment y arriver ? En développant une stratégie relationnelle amicale et ciblée, à destination des décideurs et prescripteurs. Qu’ils soient artistes, critiques ou curateurs. Le nombre de sollicitations par les cinquante établissements les plus prestigieux indiquerait alors l’atteinte de cet objectif.

Bénéficier d’une couverture médiatique internationale. Deux actions semblent décisives :
– Identifier et mobiliser les acteurs clés du réseau
médiatique ;
– Imposer son agenda événementiel.
Comment s’assurer que cet objectif est atteint ? En observant la localisation, le nombre et le prestige des publications.

Dernier axe, la rentabilité financière

Être parmi les dix artistes français vivants les plus chers. Comment y parvenir ?
– En bénéficiant d’actions promotionnelles ambitieuses, opérées par les galeries ;
– En pratiquant une politique tarifaire audacieuse et pragmatique.
Quel indicateur de réussite ? Le niveaux des prix atteints en salles des ventes.

Vendre aux principales collections privées et publiques. Comment y arriver ?
– En étant identifié comme un placement prometteur ;
– En disposant d’une force de vente performante ;
– En concevant des oeuvres adaptées à la vente.
L’indicateur serait alors le taux de pénétration des collections dominantes.

Évaluation et diagnostic

Passons maintenant à la deuxième étape de cet audit : l’évaluation et le diagnostic de Martin Le Chevallier. Pour réaliser ce diagnostic, nous nous sommes appuyés sur deux méthodes :
– Une analyse sectorielle, selon le modèle de Porter ;
– Et une analyse « SWOT », des forces, faiblesses, menaces et opportunités.

Contexte de diffusion

Commençons par analyser le contexte de diffusion, identifier les acteurs impliqués et observer les principales évolutions du secteur.

Premier groupe d’acteurs, les producteurs. Nous entendons par « producteurs », les galeries et les institutions. L’analyse montre que les flux financiers dominants sont orientés vers les valeurs sûres, la spéculation et le second marché ; et non vers les galeries et, a fortiori, la production d’art contemporain.

Deuxième groupe d’acteurs, les acheteurs, privés ou publics
– On constate d’une part que les grands collectionneurs s’inscrivent dans une logique de valorisation de leur capital.
– Et d’autre part, à travers l’explosion du nombre d’acheteurs potentiels, il apparaît qu’acheter de l’art est devenu tendance.

Troisième groupe d’acteurs, les diffuseurs. Que ce soient les galeries, les institutions ou les médias.
– Premier constat, l’atomisation du marché de l’art (même si le tropisme sur les trois marchés initiaux est encore fort), avec en tête l’Amérique du Nord – environ 60 % de l’activité – suivie par l’Europe et l’Amérique du Sud.
– Deuxième constat, une disjonction entre un circuit commercial concentré sur les plus-values, et un circuit institutionnel attaché au contenu.
Notamment, les principales biennales, ou des manifestations comme la Documenta.

Quatrième groupe d’acteurs, les concurrents, à savoir les artistes et les nouveaux entrants. Cette fois, on observe :
– une forte croissance du nombre d’artistes en activité ;
– une tendance au jeunisme ;
– une ascension de la cote des artistes est-européens.

Dernier groupe, les soutiens. Nous entendons par « soutiens » les critiques, curateurs, artistes, galeristes, etc. Deux constats majeurs :
– La perte d’influence des critiques sur le marché de l’art ;
– Une certaine logique collective chez les jeunes artistes leur permettant d’être plus visibles dans un marché élargi et atomisé.

En conclusion, un environnement en forte évolution qui présente de nombreuses menaces, mais aussi crée des opportunités pour un artiste comme Martin Le Chevallier.

Swot

Le modèle «SWOT» (strengths, weaknesses, opportunities, threats) a permis de porter un regard objectif sur le positionnement actuel de Martin Le Chevallier et de décrire sa situation présente à l’aune de l’ambition qu’il s’est fixée. Pour cette étape, nous avons interviewé des acteurs clés du marché de l’art, connaissant ou non le travail de Martin Le Chevallier.
Cette analyse se structure en deux temps :
– Un diagnostic interne permettant d’identifier les forces et les faiblesses de l’artiste ;
– Et un diagnostic externe, permettant de discerner les opportunités et les menaces qui se présentent.

Forces

Examinons d’abord les forces de Martin Le Chevallier.
– Il apparaît que son travail, en questionnant le monde contemporain, est pertinent dans son propos.
– Sa production est de qualité, en termes de conception et de réalisation.
– Il fait preuve d’une certaine sérénité dans son travail et sa façon de mener sa carrière.
– Sa galerie jouit d’une bonne image : prise de risque, originalité.
– Enfin, un humour indéniable est présent dans ses oeuvres.

Faiblesses
Observons à présent les faiblesses de Martin Le Chevallier.
– Sa production est rare (douze oeuvres en dix ans) et parfois chère à réaliser.
– Son sexe et sa nationalité sont peu porteurs. De plus, sa visibilité est trop française et restreinte à certains cercles artistiques. Et sa représentation commerciale est limitée à une galerie française.
– Il rechigne à s’adapter au marché. Son travail est difficilement collectionnable et intéresse peu ceux qui s’intéressent à l’art comme placement.
– Il n’existe pas de monographie consacrée à Martin Le Chevallier.
– Il n’a pas de « hit » à son actif, et a trop peu participé à des expositions majeures.
– Tombé dans l’art par hasard, il ne dispose pas d’un réseau dense de condisciples ou d’homologues (bandes d’artistes trentenaires participant à des expositions branchées).
– Enfin, Martin Le Chevallier semble endormi par un certain confort procuré par les subventions et l’achat par le domaine public.

Menaces

Regardons maintenant les menaces qui pèsent sur Martin Le Chevallier.
– Premièrement, on constate un resserrement des budgets publics dont bénéficient les artistes subventionnés en France.
– On constate également une certaine inculture des nouveaux acheteurs qui se dirigent vers des oeuvres plus monumentales, des grandsformats, des peintures.
– Les travaux conceptuels, marginaux, n’intéressent qu’une part infime du monde de l’art.
– On constate aussi une certaine atonie du marché français, qui ne représente plus que 6 % de l’activité mondiale.
– On observe une prime à la nouveauté. Le monde de l’art en est friand, or Le Chevallier est de moins en moins jeune.
– Enfin, on constate que les grands musées, que ce soit le MoMA, la Tate, ou le Centre Pompidou, s’inscrivent désormais dans une logique de rentabilité.

Opportunités

Cet environnement présente néanmoins un certain nombre d’opportunités pour Martin Le Chevallier.
D’une part, l’explosion du marché de l’art avec :
– l’émergence de nouveaux marchés ;
– l’élargissement du nombre d’acheteurs potentiels ;
– la maturité croissante du marché sur l’art contemporain.

D’autre part, les oeuvres formulant une certaine critique du monde contemporain sont à la mode, en France comme à l’étranger. Enfin, les expositions majeures ont besoin de contenu. Or la production de Martin Le Chevallier est adaptée à cette demande. Une fois ce diagnostic réalisé, il s’agissait de mesurer l’écart entre l’ambition affichée et la situation existante, et ce, afin de faire émerger une stratégie de développement.

Stratégies de développement

Nous en venons donc à la troisième étape : la définition de stratégies de développement. Lorsque l’ont croise le diagnostic interne (forces / faiblesses) et l’externe (menaces / opportunités), quatre zones apparaissent correspondant à quatre types de stratégies différentes :
– La stratégie de repositionnement ;
– La stratégie offensive ;
– La stratégie défensive ;
– La stratégie de diversification.
Au regard de la situation de l’artiste, certaines stratégies ne pouvaient être retenues.

La stratégie offensive

Première stratégie exclue : la stratégie offensive, ou « conquérir le marché et l’Histoire ». Cette stratégie aurait consisté pour Martin Le Chevallier à tirer parti de ses atouts et des opportunités qui se présentent pour développer son activité de manière rapide et ambitieuse, en concentrant son énergie sur la création d’une oeuvre majeure, monumentale et spectaculaire. Cette orientation ne peut cependant pas être suivie, car Martin Le Chevallier ne dispose pas de l’assise suffisante, en termes de moyens, de notoriété et de réseau, pour se permettre un tel pari.

La stratégie de diversification

Seconde stratégie écartée : la stratégie de diversification, ou « devenir tendance » Martin Le Chevallier aurait eu à tisser ses réseaux en dehors de l’art contemporain, afin d’intégrer l’élite informée (la hype), en développant une activité transversale susceptible de déborder la concurrence par le terrain médiatique. Cette stratégie est également à écarter car elle constitue une rupture trop forte avec la culture d’entreprise de l’artiste.

En revanche, les deux autres stratégies nous ont semblées adaptées à la position stratégique de Martin Le Chevallier.

La stratégie de repositionnement

La première de ces stratégies, la stratégie de repositionnement, ou « se réinventer ». Il s’agirait pour lui de tirer parti des opportunités qui se présentent tout en corrigeant ses faiblesses internes, c’est-à-dire modifier son image auprès de l’environnement curatorial, critique et institutionnel. Ce repositionnement de la marque « Martin Le Chevallier » impliquerait de :
– réorienter sa production ;
– partir s’installer à l’étranger ;
– changer de nom ;
– changer de look.
Tout en remédiant aux faiblesses structurelles de l’artiste, cette approche audacieuse peut constituer un électrochoc propice à une relance de son activité : reconnaissance accrue et, à terme, rentabilité.

La stratégie défensive

Deuxième stratégie intéressante, la stratégie défensive, ou « optimiser son offre artistique ». Cette fois, il s’agirait pour Martin Le Chevallier
– qui est confronté à des opportunités réduites et dispose de forces internes limitées – de tirer parti de ses avantages concurrentiels pour renforcer sa position en densifiant son réseau. Il pourrait ainsi identifier les segments les plus porteurs au sein de sa production et bâtir une
oeuvre qui pose indéfiniment la même question. Inscrite sur le long terme, cette stratégie prudente est intéressante, car elle vise à asseoir une meilleure identification des produits à la marque tout en préservant les convictions de l’artiste.

Choix stratégique

L’analyse de ces différentes stratégies nous a permis de formuler nos recommandations pour un choix stratégique composite : le repositionnement défensif.

Détaillons à présent les actions qui composent cette stratégie.

En termes de production, deux actions cruciales :
– Produire un « hit » : une oeuvre qui rend soudainement et durablement célèbre, une idée simple qui crée la surprise en arrivant au bon moment. Le « hit » n’existe que grâce à un « buzz » savamment orchestré.
– Créer des icônes permettant une bonne identification de la marque « Martin Le Chevallier ».

En termes de diffusion, trois actions principales :
– Pratiquer une stratégie de distribution sélective en écartant les lieux d’exposition non prescripteurs : les centres d’art mineurs.
– Solliciter des expositions dans des lieux prescripteurs et participer à des rendez-vous à forte visibilité, en termes de couverture médiatique et d’affluence du public.
– Participer à des biennales de légitimation à l’étranger (Berlin, Documenta, Biennale de Venise) et à des projets dans l’espace public ou à des « project-room » dans les grands musées.

En termes de localisation, nous recommandons à Martin Le Chevallier d’opter pour une implantation valorisante et porteuse : New York, Tokyo ou Dubaï.

Pour ce qui est de la distribution :
– Martin Le Chevallier doit, en France, optimiser ses atouts, c’est-à-dire son galeriste
actuel.
– Et à l’étranger, trouver des distributeurs tremplins et notamment intégrer une galerie pointue dans son pays d’accueil. En ce qui concerne le financement, nous conseillons fortement à Martin Le Chevallier de s’affranchir de l’aide étatique française.

En termes de communication :
– Faire une monographie avec un texte solide, rédigé par un auteur faisant référence dans le monde de l’art.
– Manifester la cohérence de l’oeuvre, en martelant une forme, un objet radical.
– Proclamer la nouveauté, quitte à minorer les précédents.

Enfin, en termes de réseau, nos recommandations sont les suivantes :
– Approfondir son réseau cible tout en cultivant son réseau parallèle.
– Élargir ses appuis auprès d’acteurs influents du marché : curateurs, critiques, etc.

Mise en oeuvre

Les conclusions de cet audit ont été remises à Martin Le Chevallier fin juillet 2008.

À ce jour, nous ne savons pas si nos préconisations ont été mises en oeuvre.