Laëtitia Donval
« Dans la photographie non plus il n’est pas possible de séparer l’objectivité des sentiments » écrivait JH Engström dans La Résidence1 . Manière de jeter aux orties la vieille distinction entre une photographie « objective » qu’incarnerait Walker Evans et son style documentaire et une photographie « subjective » dont Robert Frank serait le héraut. Le travail de Lætitia Donval s’inscrit dans la droite ligne du constat dressé par Engström.
Dans un premier temps, la photographe s’est livrée de manière débridée aux sentiments. « Animée d’un désir de fuite en avant » comme elle le dit elle-même, elle a parcouru un chemin dangereux. Elle a su ensuite de manière remarquable passer du moi au nous, lier sentiments et objectivité.
Deux dimensions fortes caractérisent l’œuvre de Lætitia Donval : la nécessité de la photographie et le goût des marges, des limites, autant physiques que mentales. Elle les a exposées dès son premier livre Nerves2 . La nécessité de vivre fort sa jeunesse l’a poussée à explorer la nuit et à rencontrer ceux qui la peuplent. Des marginaux, si l’on définit la marge en opposition à la norme, qui, dans ce cas précis, consiste à se lever tôt le matin et à se coucher à une heure raisonnable. Cet impératif l’a conduit à atteindre ses limites jusqu’à l’internement psychiatrique. Là, elle a continué de photographier ses compagnons relégués dans cette autre marge de la société. Formellement, cette première série installe le style de l’artiste, une photographie volontairement « sale » décadrée parfois, aux coups de flash violents souvent, qui l’inscrivent dans une scène contemporaine qui, de Ari Marcopoulos à Morten Andersen, fait de la vie un matériau photographique et de la photographie un matériau vivant à l’opposé de l’esthétique « fine art ».
De Saint-Nazaire à Hambourg, en passant notamment par Brest ou Anvers, le deuxième livre de Lætitia Donval, Bombed3 explore des ports - zones limites par excellence - marqués par les destructions de la deuxième guerre mondiale, puis par leur reconstruction. « En partant de photographies et de leur lien manifeste avec l’expérience de l’artiste, l’on parvient à une pensée de l’image pure, à l’esquisse d’un concept » écrit Hélène Giannecchini à propos d’Alix Cléo Roubaud4 . Ces propos pourraient, il me semble, s’accorder à Lætitia Donval, tant ce projet semble une volonté de mettre à distance sa propre expérience. Elle photographie les villes, leurs coutures, observe les passants dans leur rapport à la rue mais également les cafés. Leurs décors aux peintures naïves évoquent la vie maritime sous la forme d’un passé mythifié. La mer, zone dangereuse pour qui s’y aventure &- tout comme l’est la nuit - est ainsi tenue à distance, et dans la représentation populaire, et dans les images de la photographe. C’est avec ce travail qu’elle passe clairement du « je » au « nous ». De l’expérience individuelle à la vie collective, même si cette transition était déjà à l’œuvre dans ses séries La Maison et Fest.
Son dernier travail publié, Fluent5 , prolonge les précédents puisqu’il s’agit de représenter les habitants et le paysage de la vallée de la Têt, un petit fleuve qui dévale les Pyrénées-Orientales, de la frontière espagnole jusqu’à la Méditerranée. Deux zones limites, encore. Inutile, sans doute, de souligner les symboliques de l’eau, du flux. La photographe s’inclut dans ce territoire au travers d’un remarquable autoportrait, « sol y sombra » comme l’on peut dire en ces terres de tauromachie, réalisé dans une rue de Perpignan, sans doute avec un téléphone, dans lequel le dispositif photographique se dévoile et se retourne contre l’auteur qu’il vient aveugler.
Lætitia Donval, au fil des ans, a su raffiner - dans le sens où l’on raffine du pétrole - l’émotion brute de ses débuts. Qu’elle explore la nuit, les lieux de son enfance, les ports du mur de l’atlantique, ou la vallée de la Têt, elle prend en considération des territoires en marge, à la limite, et leurs habitants, forcément émouvants sous son regard. L’objectivité et le sentiment toujours.
Rémi Coignet, 2015