Julie
C. Fortier

MÀJ . 19.12.2024

Nicolas Daubanes / Julie C. Fortier

Sandra Barré, Zérodeux, 2020

Cet été, le château d’Oiron dans les Deux-Sèvres a invité Nicolas Daubanes et Julie C. Fortier à investir l’ensemble de ses salles. Et, bien qu’il ne s’agisse aucunement d’un duoshow — les deux artistes devaient avoir chacun leur temps d’exposition avant la crise du Covid-19 —, le fil rouge de leurs travaux s’accorde parfaitement. Pourtant, cela aurait pu être compliqué tant ce château un peu oublié des circuits de la Loire a déjà ses pièces emplies d’art contemporain. Il abrite la riche collection « Curios et Mirabilia » rassemblée par Jean-Hubert Martin en 1993. De la galerie des Chevaux mise en valeur par Georg Ettl, à la salle des formes géométriques ornées du Wall Drawing # 752 de Sol Lewitt, en passant par la Salle d’Éole et des Volants où l’on retrouve Les Pensionnaires d’Annette Messager, l’entièreté du château est investie. Dans ses trente-cinq salles, une petite centaine d’artistes reprennent l’esprit du cabinet de curiosités cher à une fameuse figure de la région, Claude Gouffier, marquis de Caravas, propriétaire du château et collectionneur d’art qui fut grand écuyer des rois de France François Ier, Henri II, François II et Charles IX.

Julie C. Fortier et Nicolas Daubanes ont donc, comme tous les artistes invités dans les expositions temporaires qu’accueille l’ancienne demeure, frayé leur chemin dans l’histoire architecturale et artistique du lieu.

Nicolas Daubanes a choisi de raconter la disparition. Par la matière d’abord, en faisant honneur aux travailleurs-résistants de la Seconde Guerre mondiale qui, contraints de bâtir le mur de l’Atlantique, ont mélangé du sucre au béton pour le fragiliser (Sabotage 9). Escalier reposant sur un coffrage aux airs de chaîne hélicoïdale du vivant, il est, à l’image de tout, voué à se désintégrer. Ce qui était alors dur, robuste et fier, s’émiette. Présents à deux reprises, les dessins muraux à la limaille de fer aimantée de l’artiste se concentrent sur une disparition à la fois formelle et conceptuelle. Limant du fer qu’il aimante à travers le papier, Nicolas Daubanes évoque les barreaux péniblement sciés par des prisonniers en quête de liberté. L’imaginaire de l’évasion carcérale prend forme, s’appuyant sur un dispositif qu’il est difficile d’envisager comme pérenne : la force d’attraction et celle de l’aimant sont imprévisibles. Reprenant pour ces dessins le détail de certains bâtiments où la résistance s’est entendue (ici la prison de Nancy et le camp des Milles en Provence), il met à l’index les méthodes d’incarcération française. Preuve en est le parallèle fait entre l’épisode de l’enfermement d’artistes (Hans Bellmer par exemple) en 1939 par les Allemands dans le camp des Milles (Les Milles en feu, 2019) et celui du 15 janvier 1972 lors duquel une dizaine de détenus de la prison de Nancy se révoltèrent contre leurs conditions de détention.
L’artiste révèle que si l’ordre doit régner, cela ne peut être par l’oppression, qui, d’où qu’elle agisse et quels qu’en soient les agents, ne semble pas capable d’endiguer définitivement la violence. En filigrane, dans chaque œuvre de l’artiste, ce sont les actes de ces dits criminels qui sont interrogés. Ceux d’hier le seraient-ils aujourd’hui ? Peut-on envisager qu’un prisonnier soit un résistant ? Mais pour résister à quoi ? Et, finalement, que combat le système judiciaire prétendument immuable ? Lumières et ouvertures s’entrevoient dans les combles du château. Nicolas Daubanes dispose au bout d’un long chemin obscur, guidé par l’esthétique de la fameuse scène d’exécution dans l’Armée des ombres (1969) de Melville, une table de réflexions où sont entreposés différents livres nourrissant la littérature pénitentiaire (En plein jour, 2020). Étudiées à la lumière glanée par des panneaux solaires placés dans l’abbaye de Fontevraud — lieu de détention juvénile sous l’Occupation où Jean Genet fut retenu —, ces sources invitent à s’inspirer d’une liberté aux multiples états, autant physiques qu’immatériels.

Julie C. Fortier a, elle, décidé d’honorer ce qui ne se voit pas. Par le biais des odeurs qu’elle travaille depuis longtemps, elle révèle trois présences délaissées qui s’entrecroisent dans l’histoire : celle des femmes qui ont parcouru et habité les salles du château, celle des végétaux endémiques qui l’auréolent, et celle, enfin, des pierres. La réponse plastique à l’invitation du château a d’ailleurs commencé par ces dernières. C’est pour leur rendre hommage que l’artiste entraîne le visiteur près d’une petite roche dans la salle d’armes. Là, à même le sol, sur la surface où se devinent deux anciens fossiles, s’échappe une odeur iodée. La pierre figée dans le temps rencontre la volatilité des senteurs, évoquant un passé où tout n’était qu’eau et vie primaire.
Avec Le temps pour horizon, qui donne son nom à l’exposition, la pierre, qu’elle soit architecturale ou matière de recherche géologique, dévoile sa lente histoire. Cette dernière se raconte également par l’empreinte de l’être humain. Au milieu des graffitis marqués dans le tendre tuffeau (pierre de Loire), une forme semblable au tracé d’un flacon s’aperçoit. Elle a pour légende gravée « thubéreuse ». Naît alors À fleur de pierre, une carte parfumée distribuée à tous les visiteurs. L’odeur douce et crémeuse de la fleur blanche qui s’en dégage est alors emportée comme on le fait des souvenirs qui se respirent. Cette idée de mémoire olfactive est d’ailleurs le fondement même des trois Fantosmies de l’artiste, cachées dans trois salles du château. Formes hallucinatoires où il n’est pas question de visions mais d’effluves, celles que Julie C. Fortier fait exhaler jouent sur les présences fantomatiques des femmes qui ont fait l’histoire du lieu : Hélène de Hangest, Jacqueline de la Trémoille, Françoise de Brosse,  Athénaïs de Montespan… Chacune de ces trois apparitions odorantes s’accompagne de sons d’ambiance. Alors, passé et présent s’aspirent d’une même respiration. Du temps, il en est à nouveau question dans l’installation Lux, où les mois de l’année sont scandés olfactivement et visuellement. Sur douze dessins, Julie C. Fortier vaporise le parfum du mois, obtenu après macération des fleurs et des plantes qui fleurissaient aux alentours. Évocation de paysages uniques et colorés à la forme odorante du rythme végétal, ils rappellent avec délicatesse que l’essentiel se trouve certainement dans un temps que l’on ne considère plus.