Jacques
Villeglé

05.02.2012

OUI, 1958

Jean-Marc Huitorelest critique d’art et commissaire d’expositions. Basé à Rennes, il connaît bien la scène artistique en Bretagne. Parmi les nombreux artistes auxquels il s’intéresse, il a écrit à plusieurs reprises sur les « nouveaux réalistes » Gérard Deschamps et Jacques Villeglé.

Ainsi, il a publié dans Artpress, en septembre 2008, à la rubrique Les chefs-d’œuvre du 20ème siècle, un texte sur l’œuvre « OUI »-Rue Notre-Dame-des-Champs (22 octobre 1958),
et en 2007 dans Artpress 2 n°4 “Les nouveaux réalistes”, le texte Deux ou trois choses que je sais de Villeglé.

Sa complicité avec Villeglé l’a amené à animer une rencontre mémorable avec l’artiste le 28 septembre 2006 au Quartier, centre d’art contemporain de Quimper.

« OUI » - Rue Notre-Dame-des-Champs, 22 octobre 1958
Affiches lacérées marouflées sur toile, 68 x 100 cm
Collection particulière

On pourrait commencer comme ceci : « Jacques Villeglé n’a produit que des chefs-d’œuvre ». Ou comme cela : « Jacques Villeglé n’a produit aucun chef-d’œuvre, par principe ». Ou encore : « L’œuvre entière de Jacques Villeglé est un chef-d’œuvre ». Enfin : « L’idée même de chef-d’œuvre est antinomique à l’œuvre de Villeglé. ». Ce qu’il serait toutefois plus juste d’écrire, c’est que Villeglé a produit (produit encore) une œuvre majeure, c’est-à-dire l’une des plus importantes de ce demi-siècle. C’est dans ce sens qu’elle relève, dans son ensemble, du chef-d’œuvre. Car ce qui fait l’intérêt, le sens et aussi la grandeur de cette œuvre, c’est qu’elle s’étend avec une cohérence exceptionnelle sur une soixantaine d’années. De ce fait, elle constitue l’un des miroirs les plus fidèles des questions qui ont structuré et secoué l’époque, de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui : l’histoire, la ville, la politique et la peinture. Ce sont ces questions que posent les affiches lacérées, toutes les affiches, il convient d’y insister, quand bien même certains classements, établis par l’artiste, révèlent les traits dominants de grandes catégories thématiques.
Nouveau réaliste, il le fut moins par esprit de groupe que par certaines affinités électives, la complicité avec Raymond Hains, avec ceux qu’on nomma tantôt les affichistes, tantôt les décollagistes (Dufrêne, parfois Rotella, Vostell et même à l’occasion, dixit Villeglé, Allan Kaprow et auxquels on peut ajouter Gérard Deschamps, décollagiste notoire, quoique d’une autre nature). En 1949, Villeglé et Hains commencent à prélever des affiches dont Ach Alm Manetro qui est leur première pièce connue (MNAM Centre Georges Pompidou). Suit une période où les deux complices opèrent et signent (quand ils signent) conjointement. Et puis chacun poursuit son chemin sans toutefois jamais perdre l’autre de vue. Dès les années 50, l’œuvre de Villeglé se constitue de manière autonome et, s’agissant des affiches (nous n’évoqueront pas ici les alphabets socio-politiques), jusqu’à la quasi disparition d’une forme de placards susceptibles d’être lacérés par le passant anonyme.

« OUI »-Rue Notre-Dame-des-Champs (22 octobre 1958) est une œuvre de dimensions modestes, 68 x 100 cm, constituée d’affiches lacérées marouflées sur toile. Elle appartient à un collectionneur privé. Elle fut prélevée par Villeglé peu après le référendum du 28 septembre 1958 par lequel les Français adoptèrent une nouvelle constitution qui marqua le retour au pouvoir du général De Gaulle, dans l’espoir que celui-ci règlerait le problème algérien. Le « oui » de la campagne référendaire reviendra dans plusieurs sédimentations d’affiches collectées par l’artiste et, partant, dans les œuvres qu’il en tire. Le « non » également. En bas à droite du tableau on voit un fragment d’affiche, une main noire levée sur fond bleu, de la propagande gaulliste (« Oui à la France »). C’est assez naturellement que Villeglé la range dans la catégorie « politique ». Les épaisseurs arrachées ont, ici, été recadrées, et l’on ne peut qu’imaginer l’étendue du hors champ. Tel qu’il apparaît au spectateur, non de la rue, mais du musée, c’est un ensemble fondé sur la tension constante entre la violence chaotique des lacérations et une certaine rigueur compositionnelle, due en particulier à la position centrale de l’affiche éponyme. La description qu’on peut en faire, dans ses grandes lignes, vaut pour la plupart des affiches lacérées. Comme toujours et afin de laisser le moins de traces possible d’une quelconque subjectivité de l’artiste, son titre comporte les données objectives que sont le lieu et la date de son « enlèvement ». La mention de contenu (OUI) est peu fréquente mais pas exceptionnelle. En créant le concept de Lacéré Anonyme, applicable à l’ensemble de cette part de son travail, Villeglé affirme son rejet d’une peinture personnelle, dominante à l’époque (l’abstraction informelle mais aussi la peinture surréaliste) et rend la place qui lui revient à ce collectif anonyme qui s’exprime sur les murs de la ville, celui qui, dans l’exemple qui nous occupe, en lacérant le OUI, produit un NON. De ce contexte historique, de ce conflit, physiquement tangibles (« manifeste avant d’être expression »), l’œuvre rend compte à la manière d’une peinture d’histoire des temps modernes.
Désormais la plupart des événements politiques (référendums, élections, manifestations et appels divers) dont les murs de Paris se font l’écho trouvent un écho second dans des œuvres où ils se voient confrontés à une autre logique, celle du tableau (« L’affiche prend de l’intérêt lorsque son objet s’efface »). Villeglé a souvent insisté sur ce qui distinguait les affiches lacérées du ready made duchampien, comme du collage, très conscient qu’il est, et très informé, de ce qui le précède. Du ready made cependant, de la photographie également (mais le ready made n’aurait pas été possible sans la photographie), Villeglé (et les affichistes) retient cette double caractéristique d’un déjà-là et d’un transfert par prélèvement. Quand bien même il s’agit d’objets très singuliers où survivent les traces de gestes instinctifs, on l’a dit, toutes les affiches lacérées de Villeglé ont à voir avec l’histoire et avec la peinture, parfois avec l’histoire de la peinture. « OUI »-Rue Notre-Dame-des-Champs (22 octobre 1958) se présente au regardeur (qui fait le tableau) sous la forme d’une sorte de triptyque saturé de signes picturaux, involontaires hormis le choix du cadrage (« une œuvre de choix ») et pourtant bien là. Issu d’un processus externe à l’art, anonyme et collectif, collage/lacération/décollage/collage (dans ce dernier cas par le principe du marouflage sur toile), le tableau dénote un vocabulaire chromatique assez ramassé (en gros les trois couleurs primaires), quelques effets de perspective dus aux lacérations successives qui creusent la surface), peu de marques figuratives à l’exception de cette main qu’on dirait sortie de Guernica ou de Pech Merle. Enfin, petite entorse à l’impératif d’anonymat et modeste concession au marché (Villeglé l’avoue sans façons), ce tableau est signé et daté. Parler stricto sensu d’abstraction serait ridicule et contraire à la plupart des attendus de l’œuvre, en particulier en ce que celle-ci s’est précisément érigée contre ce vocabulaire des années 50. Il n’en reste pas moins que les affiches lacérées de Villeglé produisent ce qu’on pourrait appeler un « effet-peinture » , une peinture surgie d’ailleurs, nourrie de contraintes extra picturales, « un art saisi à l’état vif ».
Si l’on pouvait définir le chef d’œuvre comme la pièce qui représente l’ensemble d’une œuvre, celle-ci par ailleurs reconnue de première importance, qui en est le chef en quelque sorte ; alors « OUI »-Rue Notre-Dame-des-Champs (22 octobre 1958) est bien un/le chef-d’œuvre de Jacques Villeglé.

Texte de Jean-Marc Huitorel, publié in Artpress, septembre 2008

Note : les propos en italiques sont de l’artiste.


Deux ou trois choses que je sais de Villeglé, texte de Jean-Marc Huitorel

En prélevant ses œuvres sur les murs de nos villes, Villeglé s’en remet à celui qui l’a anonymement précédé pour les lacérer. Il a donc l’habitude des collaborations dont Jean-Marc Huitorel évoque quelques autres exemples, cette fois avec des artistes plus connus : Raymond Hains ou Gilles Mahé. Il nous parle aussi du second versant, moins connu, de son œuvre : les Alphabets socio-politiques.
L’article est paru dans Artpress 2 n°4 “Les nouveaux réalistes” en 2007.

Lire le texte “2 ou 3 choses que je sais de Jacques Villeglé” de Jean-Marc Huitorel