Hughes
Germain

19.12.2022

La temporalité "immobile” du son : Hughes Germain

Entretien réalisé en décembre 2019 entre Hughes Germain et Elena Biserna.
A l'invitation du Réseau documents d'artistes.

Communion with sound has always been bond by time. […] The works collected in this volume share a different fundamental idea – that of removing sound from time, and setting it, instead, in place._1

Avec cette phrase, l’artiste Max Neuhaus – l’un des pionniers de l’installation sonore et l’une des références les plus importantes pour Hughes Germain au cours de sa formation – définit le principe de base de ses « place works » : abandonner l’organisation sonore dans le temps pour construire des expériences sonores dans l’espace. La recherche de Germain – artiste actif dans le domaine des arts plastiques, de la musique mais également de la danse et du théâtre – émane exactement d’une réflexion sur la relation entre son et espace, sur la spatialité, la plasticité et ce qu’il appelle « le temps immobile » du son. Ses installations ne sont pas des espaces remplis de sons, mais des lieux définis par le son : des topographies auditives à vivre en les traversant. Réalisées dans des espaces d’exposition comme dans des lieux publics à partir d’une palette de sons enregistrés et puis « sculptés », les installations de Germain s’intègrent discrètement, presque furtivement, dans les environnements, sans s’imposer, en jouant sur l’anonymat et sur les seuils de perception. Ses projets les plus récents investissent le plus souvent des lieux « naturels » ou, mieux, des paysages modelés par l’homme, pour en explorer l’environnement sonore, inviter à l’écoute, rechercher les relations entre nature et culture, semer le doute en introduisant des changements presque imperceptibles dans le site… Dans cette conversation avec l’artiste, nous abordons quelques vecteurs qui reviennent constamment dans son travail : son approche à l’enregistrement, à la plasticité et la matérialité du son, le rapport à l’espace public et la recontextualisation des field recordings pour re-signifier l’espace.

Elena Biserna : Ta pratique est caractérisée, depuis le début, par l’usage de sons enregistrés. A cet égard, ton approche me semble très personnelle, assez différente de celle du field recording comme de celle de la musique concrète…

Hughes Germain : Je suis fasciné par le son comme une matière modelable, « en dehors du temps », ou sur un “temps immobile”. Alors, en grande partie, les sons que j’enregistre sont choisis dans ce sens et je les modèle comme des matières disponibles et infinies. Je suis fasciné par le timbre, la couleur, la structure interne des sons, l’espace qui apparaît, les épaisseurs, les couches, les micro rythmes des textures… Je crois que j’ai développé une couleur personnelle dans mes sons, reconnaissable en ce sens ; d’une certaine manière cela m’intéresse beaucoup plus que l’organisation temporelle des sons entre eux ! Concrètement, les sons sont très souvent des boucles, d’assez courts extraits qui se répètent, mais où l’on n’entend justement pas la répétition. On peut ainsi se concentrer sur la matière plutôt que sur son déroulé. D’autre part l’enregistrement de sons est quasiment toujours fait pour un projet, par rapport à un endroit. C’est un « cadre conceptuel » pour le propos, qui me donne une grande liberté à l’intérieur, me pousse à chercher dans les sonorités propres au lieu. Cela m’évite de me perdre dans l’infini des possibles de l’enregistrement… Je ne suis pas du tout quelqu’un avec un enregistreur avec lui en permanence. En revanche j’écoute tout le temps, oui…

EB : Cela révèle, à mon avis, une approche très plastique du son, comme si tu construisais une palette à déployer dans l’espace, des textures sonores générant des volumétries en relation aux lieux et aux architectures…

HG : Oui, l’espace est présent à plusieurs niveaux ; à la source l’espace réel, bien sûr – j’enregistre beaucoup en quadriphonie, avec 4 micros donc, pour un rendu très immersif. Le positionnement de cet ensemble de micros dans ce qui est enregistré est crucial aussi mais l’espace « ressenti » est encore plus important : à l’intérieur du son lui-même ce « sentiment d’espace », de profondeur, qu’il peut nous donner, de plans successifs, de volume. Enfin, le redéploiement dans l’espace, réel à nouveau. Et là le dispositif de hauts parleurs permet de jouer avec le lieu. Dans l’idée de palette, c’est vrai que j’affecte souvent les boucles sonores à une série de boutons de volumes, pour pouvoir en jouer « à l’envie » et construire facilement une trame sonore dans le lieu, de manière assez intuitive, sans souris/écran, en étant concentré sur l’écoute.

EB: Je dirais qu’il y a plus que ca : ton approche à l’espace n’est pas juste liée à ses aspects physiques et phénoménologiques ; tes projets plus récents abordent les espaces dans leur dimension culturelle, symbolique, parfois écologique… A ce regard, il me semble qu’une des stratégies que tu utilises souvent est la recontextualisation : le déplacement d’un son d’un lieu à un autre pour re-signifier à la fois ce lieu et ce son.

HG : Oui c’est vrai, mais en manipulant des idées, en opérant des décalages, même assez subtils, j’essaie toujours de rester au plus près de la sensation. Manipuler des sons comme je le fais est déjà un engagement conceptuel en soi. Je n’ai pas pour envie de rendre visible des idées ; c’est plutôt l’idée qui est générative pour faire de la matière. Je souhaite que l’idée reste légère, poétique, qu’elle apparaisse en transparence…
On peut faire deux chemins : comprendre le travail, comprendre comment il a été construit, réalisé etc. et on peut avoir une lecture directe, affective, sensorielle qui ne passe pas par l’intellect. Ces deux types de lecture du travail sont importants pour moi.
Alors quand j’ajoute une voix à chaque fois que la cloche d’une église sonne et qu’on l’entend aussi bien que la cloche, dans toute la ville, c’est quelque chose de très sensoriel voir sensuel : ça redessine le son de la cloche lui-même avec une voix féminine. Alors ça peut générer des idées chez chacun, on peut faire des parallèles, on peut réfléchir dessus… Mais quelque part ça ne m’appartient plus du tout ce chemin là ; c’est à chacun de le faire et c’est à l’artiste d’avoir des propositions suffisamment riches pour que plusieurs sens puissent en découler et que ça ne soit pas enfermé, qu’il y ait plusieurs lectures…

EB : Ici tu parles de ton installation Clochers (2010) à Rostrenen… Et, ici comme dans d’autres projets, tu interviens dans l’espace public. Cela ne peut qu’impliquer une relation étroite avec l’espace social, la vie quotidienne et un désir de s’adresser à des publics différents. Ton approche me semble souvent caractérisée par la volonté de s’infiltrer dans ces lieux tout en recherchant l’anonymat, la discrétion et en jouant sur la dialectique entre perceptible et imperceptible.

HG : En fin de compte je souhaite créer un étonnement, un questionnement sur le ressenti de la part des gens, presque à leur insu. Je voudrais que la question ne soit pas l’art, sa présence, mais plutôt provoquer ce moment où l’on est perdu, où l’on a quitté la réalité commune, où notre ouïe est abusée. « Mais qu’est-ce que j’entends?! », ou « Je ne ressens pas cet endroit comme d’habitude… ». Majoritairement cette sensation ne peut venir que parce que les gens s’y prêtent, voir la désirent – je m’immisce dans le sonore quotidien et l’oreille prévient, signale quelque chose qui n’est pas tout à fait raccord avec le reste. Là une bulle s’ouvre et, au lieu d’entendre, les gens se mettent à écouter. Sinon c’est en fin de compte assez facile de prendre les gens avec un volume sonore impressionnant et de s’imposer comme avec un marteau. Mais ça ne dure pas… Je pense toujours aux personnes permanentes dans les lieux d’expo. Eux vont vivre le son en continu. S’ils ne le supportent pas ils vont l’arrêter (ou du moins attendre que quelqu’un vienne pour le mettre en route !), c’est certain. Alors, comment faire un environnement sonore qui puisse à la fois vraiment saisir l’auditeur quand il arrive et rester écoutable, riche, pas lassant pour la personne qui garde l’exposition ? C’est central comme question en fin de compte…

EB : Rester discret et au même temps générer des décalages dans l’espace à travers des vibrations subtiles, qui pourraient passer inaperçues ou alors instiller un doute… Je pense également à la pièce sur laquelle tu travailles en ce moment, Chaud/Change, où pour une fois tu n’utilises pas des enregistrements et joues sur les relations entre nature et culture pour déclencher un questionnement sur le changement climatique…

HG : L’idée est de diffuser de faux sons de cigales dans des lieux où elles ne vivent pas habituellement et de distiller quelques “fakes news” alentour pour aider à propager la nouvelle : si les cigales sont arrivées là, c’est bien que le climat a changé. La cigale est un animal extraordinaire, produisant un son extrêmement puissant, dans une plage de fréquence où dans le paysage sonore il y a peu de choses, avec un timbre plus proche de l’électronique que du naturel ! De plus, culturellement, c’est un son éminemment lié au sud, à la chaleur. Mais je ne souhaite pas tromper les gens, ou alors pendant un temps très court : celui qui écoute entendra aisément des jeux rythmiques entre les différents modules diffusant les sons, d’arbre en arbre, en une très large multi diffusion. D’autre part, des sons d’alerte, du genre de ceux qui sonnent quand on reçoit un message, apparaissent de temps en temps – en fait tout cela est assez musical ! Mais je suis certain qu’en marchant sur une plage Bretonne, si dans les pins il y a des cigales, même étranges, on se laisse prendre… Jusqu’au jour où, autour d’un évènement, la supercherie est dévoilée ! C’est une manière de faire apparaître concrètement une conséquence climatique tout en donnant du plaisir sonore, dans une sensation vivante.

EB : La plasticité du son que tu travailles est également liée à sa matérialité : le son est avant tout vibration et cette nature vibratoire du son est souvent au centre de tes installations.

HG : J’ai parfois l’impression d’être dans quelques chose de plein, que l’air est une matière palpable, presque visible. Je pense que c’est un ressenti essentiel pour manipuler la matière sonore. Quand je diffuse le son sur plusieurs haut parleurs, le plus souvent en quadriphonie, ce n’est pas pour faire circuler les sons, pour faire des mouvements, mais plutôt pour mieux pouvoir mettre en mouvement la bulle d’air dans lequel nous sommes. Et cette conception est particulièrement valable dans les grosses salles où j’ai pu jouer avec de la danse contemporaine, où ces gros systèmes très précis permettent vraiment de « mettre l’air en mouvement » ! De sentir le son qui devient plus précis, plus rapide, avec l’air qui devient plus chaud, plus humide en présence du public. ça c’est très réel ! Il n’y a pas de séparation entre l’objet qui vibre, l’air et l’oreille. Tout est en lien, en contact…

Entretien réalisé en décembre 2019 entre Hughes Germain et Elena Biserna (historienne de l’art spécialiste de l’art sonore et commissaire), à l’invitation du Réseau documents d’artistes.

  1. Max Neuhaus, Sound Works, Volume III, Place, Ostfildern-Stuttgart, Cantz, 1994, p. 5.