Hervé
Beurel

MÀJ . 11.09.2025

Le principe d'incertitude

Texte de Jean-Marc Huitorel
catalogue Collection publique, Frac Bretagne éditions, 2016

Le principe d’incertitude1 .

Dès ses études aux beaux-arts, Hervé Beurel utilise la photographie comme base technique de son travail. C’est à la bascule des années 1970-1980 ; il est alors beaucoup question du retour à la peinture, et quand les artistes s’emparent d’une photographie tentée par la fin de son histoire ou récupérée par la documentation conceptuelle, on parle, sans trop savoir de quoi il s’agit, de photographie plasticienne. Si ce médium, dans son histoire et sa culture traditionnelle, ne l’intéresse pas, il se méfie tout autant des tendances postmodernes de l’époque. S’il regarde avec un certain intérêt l’usage que fait Christian Boltanski de photographies souvent anonymes et sans qualités, c’est parce qu’il y perçoit la façon si particulière avec laquelle celui-ci recycle une part des fonctions documentaires de la photographie conceptuelle. Lui travaille sur grand format, intervenant au dessin sur des tirages photographiques, puis inventant un procédé qui consiste à révéler partiellement des papiers photo à l’aide d’un pinceau. Le trait de dessin, le coup de pinceau… C’est peu dire que dès ses premiers essais d’artiste, la pratique d’Hervé Beurel oscille entre photographie et peinture, le papier photo étant ici assimilé, ou peu s’en faut, à une toile. Et c’est bien d’oscillation qu’il s’agit, bien plus que d’hésitation. Il cherche très tôt le double bénéfice de la photographie et de la peinture, revendiquant ce statut d’entre-deux qui lui semblait le moyen le plus juste d’obtenir une forme émergeant du cœur de la surface. Appliquée à l’espace et au plan, « entre-deux » se traduit par interstice. Et c’est bien cette faille séparant deux zones dures et pleines que Beurel va explorer, non seulement pendant ses études mais durant de nombreuses années de son expérience d’artiste confirmé. Pour l’instant, le support figuré sur lequel il travaille, ce sont les mégalithes, et en particulier les allées couvertes qui lui fournissent ces minces échappées visuelles vers le dehors ou le dedans selon le point où on se place. À l’œil, l’écran de pierre correspond au noir, l’interstice, au blanc. Par le jeu du masquage et de la révélation, ces valeurs s’inversent et les vides se portent à l’avant de l’image produite. C’est un travail à l’aveugle, un travail de chambre noire, pour lequel il importe de prévoir un maximum de gestes, d’instaurer un véritable programme d’interventions. Généralement, la forme révélée se tient au centre ou à peu près. Il s’agit d’entités simples, hiératiques, comme venant doubler l’austère verticalité des pierres. L’époque est encore celle de l’argentique, des négatifs donc, chaque vue séparée sur le rouleau de développement par une barre noire. L’artiste va très tôt jouer de ces deux verticales : celles qu’il révèle de l’interstice entre deux pierres levées, légèrement organique et celle, géométrique, des traits noirs séparant les images en négatif. Il a beau prétendre ne s’y intéresser que très distraitement, Hervé Beurel, dans la bonne tradition du modernisme, interroge son médium, et la photographie plus encore que la peinture. Toutefois, et bien qu’il pressente là des éléments qui deviendront fondateurs de son travail à venir, par l’attention aussi qu’il porte à des artistes comme Patrick Tosani, il prend conscience de l’impasse dans laquelle s’engage un travail un peu littéral, un peu formel également. Quand, avec une exposition à L’Imagerie à Lannion en 1991, il clôt cette phase de sa recherche, Hervé Beurel aura posé un certain nombre de jalons qui, au-delà des ruptures nécessaires et des déplacements naturels à toute exploration, resteront significatifs de l’ensemble de son travail : l’ambivalence tant en ce qui concerne les médiums que la perception des sujets2 , une propension à rabattre les effets, à situer son regard et les objets photographiques qu’il en tire dans une certaine moyenne, au risque revendiqué de l’anodin, loin dans tous les cas du pittoresque dont il sait pertinemment que ses référents présentent le danger.

Les années 1990 donneront lieu à quelques ensembles remarquables qui transforment les essais de la décennie précédente et que l’on pourra voir au fil des expositions puis des achats par des institutions, le Frac Bretagne en particulier. Des mégalithes intemporels, Hervé Beurel passe à des motifs plus contemporains, fragments de bétons ou de zinc tels qu’on en trouve dans l’architecture, panneaux routiers, grilles ou tissus ; éléments significatifs d’une réalité contemporaine qu’il interroge par le moyen d’échantillons aussi archétypaux dans leur choix que discrets dans leur traitement. Là encore il joue des interstices naturels et des barres de négatif. Là aussi le paysage est rejeté soit sur les bords3 , soit dans les interstices4 . Palissade (1993) consiste en huit vues homothétiques de plaques de zinc prises d’un toit, contrecollées sur acier galvanisé et présentées posées au sol, verticalement. L’ensemble est rythmé par les lignes du réel et de sa découpe photographique, et par les verticales noires qui sont les ombres portées d’une jointure en relief de la surface. Ce qui frappe ici, et qui va constituer le socle même de la série Collection Publique, c’est l’ambivalence quant au statut de ce qui est donné à voir, entre objet de représentation et objet représenté, entre signe et référent. C’est le premier exemple d’une « vraie » photographie, sans recours au pinceau, sans jeu avec les barres de négatif. Et cependant, le trouble naît de la fusion signifiant/référent pour parler comme les linguistes. La photo, par le matériau du support s’avère aussi lourde que la plaque de zinc qu’elle représente et sa situation au sol accentue sa qualité d’objet physique. Le trouble s’augmente encore de l’usage du noir et blanc. Il s’agit moins pourtant d’une option esthétique propre aux photographes qui en usent que d’un choix d’objets dont la couleur, précisément, est le gris et ses innombrables nuances, du blanc jusqu’au noir (et inversement). Ainsi, entre achromie et atonalité, Beurel développe des stratégies d’évitement de la question de la couleur. Il y viendra, certes, et de la manière qu’on va voir, mais ce qui le retient pour l’instant, c’est cette sourde grisaille de pans entiers de réel ; comme s’il s’en était tenu, peintre flamand du XVe siècle, aux seuls panneaux extérieurs des polyptyques, traités précisément en grisaille. Ce mode de représentation, faussement assourdi, fidèle en fait à la réalité perçue, atteste d’une conscience aiguë, chez l’artiste, des attendus théoriques d’une telle manière de procéder. En jouant constamment de l’ambiguïté de ce qu’il prélève autant que de ce qu’il donne à voir – et à cette fin il n’y a pas mieux que le gris – il scrute les conséquences du ready made dans ses manifestations photographiques ; le photographique (au moins quand il relevait de l’analogique) affirmant par le biais du report et du déplacement sa proximité pour ne pas dire son équivalence avec ledit ready made. Le travail sur l’échelle des valeurs tonales, parallèlement au glissement vers des objets contemporains, comme on l’a dit, font du paysage et de sa complexité l’un des motifs centraux de l’œuvre. À ce sujet et avant d’aborder la question de l’abstraction comme signe anthropologique de la modernité, on peut sans doute, parler ici de paysagisme abstrait5 , tant les fragments qu’il extrait du réel déjouent les procédures d’identification, les repères connus. « Rien n’est sûr »6 se plait à rappeler l’artiste.

Dans ce drôle de jeu avec le réel et sa représentation, la couleur, longtemps cantonnée à l’échelle des gris et de la minéralité, va s’affirmer dans un spectre plus large quoique sans véritable rupture avec les recherches précédentes. En 1996, Hervé Beurel conçoit Carrosserie panoramique, un ensemble de vingt tirages lambda sur aluminium de 35 x 65 cm. Si le titre en dit long sur le tropisme paysager, le format également, c’est une série qui, accrochée au mur, façon nuancier de couleurs, tire dans de nombreuses directions un propos qui, paradoxalement, se resserre et s’exemplifie. La couleur donc, et pour la première fois de manière si affirmée, péremptoire. À propos du paysage dans ses œuvres antérieures, il dit : « Le paysage c’est quelque chose soit que je ne montre pas, il est masqué, soit, quand il est montré pleinement, ce n’est pas mon choix. L’image est déduite du lieu même et la situation n’est pas créée par moi. » Ce déni s’applique pleinement à Carrosserie panoramique. Il s’agit en fait de fragments de carrosseries automobiles, surfaces colorées prélevées lors de déambulations urbaines, toutes cadrées de la même manière et cependant toutes différentes, tant par la couleur que par les marques qui s’y trouvent, des rayures par exemple dont on se demande un temps si elles proviennent de l’objet photographié ou de l’objet photographique. De fait, il ne s’agit pas d’un paysage de peintre ; celui dont il s’agit ici préexiste à l’œuvre et ne s’offre au regard que comme une idée de paysage, un fantasme, avec une propension au goût commun, ici à l’esthétique carte postale des couchers de soleil. Pour certaines vues seulement. Pour d’autres, en effet, le premier coup d’œil percevra une surface uniforme ou presque, quasiment un monochrome. On ne renonce décidément pas à cette oscillation entre le pôle photographique et le pôle pictural au profit d’un milieu, certes ambivalent, mais ouvert tout autant. C’est ici sans doute l’endroit qui convient pour poser ces propos de l’artiste : « Je cherche toujours des solutions pour ne pas inventer. Ce sont les choses qui préexistent. Je reprends, je réitère, je reproduis ». Photographe dans le sens le plus basique du terme ; mais, au-delà de cette apparente modestie, porteur d’une véritable ambition, l’affirmation du geste, fût-il le plus minimal, le plus invisible, l’obtention d’un objet singulier.
Impression d’ensemble est produit deux années plus tard, en 1998. Il s’agit de six photographies noir et blanc de 90 x 90 cm, placées sous verre et encadrées, représentant des tissus courants (pied de poule, écossais, camouflage, vichy, cachemire…). Pourquoi évoquer cette série dans un paragraphe où il est question de couleur alors qu’elle apparaît en noir et blanc ? Précisément parce qu’en photographiant en noir et blanc des motifs qui se caractérisent autant par le dessin que par la couleur, Hervé Beurel, prenant le contre-pied de la tentation picturale (si tentante en effet), rabat l’éclat coloré dans une uniformisation certes peu séduisante mais plus apte à en faire ressortir l’aspect archétypal, sorte de grammaire formelle tirée vers cette dimension conceptuelle dont l’artiste s’est toujours revendiqué.
C’est parce que la photographie est condamnée à faire avec ce qui existe qu’elle intéresse tant Beurel, et ce dernier pousse le principe encore plus loin, amenant formes et couleurs dans des zones d’indécision où elles deviennent le jouet du regard qui cependant échoue presque toujours à les identifier. Cet empêchement auquel sont soumis les objets autant que les paysages maintient l’œuvre dans une tension très particulière où le poids du réel fait barrage à l’autonomie de l’art, où l’art ne peut prétendre qu’à jouer les fauteurs de trouble. Ce trouble, c’est dans la série Collection Publique qu’il atteint sa pleine efficacité, précisément parce qu’il s’immisce au cœur de l’idée même qu’on se fait de l’art.

Quand, en 2004, les premiers éléments de cet ensemble ouvert sont présentés au Théâtre National de Bretagne à Rennes, au sein de l’exposition Ce qui reste, conçue par Bettina Klein, Hervé Beurel y travaillait depuis un an environ. L’affaire avait démarré un peu par hasard. Grand arpenteur des villes, il avait photographié un de ces motifs décoratifs d’apparence abstraite tel qu’on en trouve au bas des façades de certains immeubles modernes. Celui-ci, il l’avait repéré sur une construction assez récente du quartier du Colombier, au centre de Rennes, et photographié au moyen du modeste appareil qu’il avait dans la poche.
« J’avais fait ça un peu par hasard, puis c’est resté assez longtemps dans mes cartons. Deux ou trois ans plus tard, je retombe sur cette photo qui avait été faite sans projet, et j’ai commencé à voir comment je pourrais la présenter. J’ai réfléchi au format, à la logique du tableau, à l’idée d’une série autour de ça. Ensuite c’est venu très vite. Il y avait là tout ce qui m’intéressait : des signes artistiques, une intention artistique, des couleurs, des formes, et cet univers renvoyait de façon plus ou moins explicite à l’art abstrait, version décorative, dans un cadre architectural. Puis je suis retourné refaire cette photo avec un appareil de qualité ».
Ainsi les premiers exemplaires, les trouve-t-il à Rennes, où il réside, les suivants à Berlin où il se rend régulièrement, puis un peu partout en France et en Europe. La collecte est désormais lancée et les années suivantes seront principalement consacrées à ce projet. On se rappellera ici les expéditions nocturnes des nouveaux réalistes, quand Raymond Hains et Jacques Villeglé écumaient Paris, ses palissades et ses murs, d’où ils décollaient les affiches superposées et déchirées que, de retour à l’atelier, ils recadraient afin de les exposer. À sa manière aussi Hervé Beurel « décolle » ses motifs tant l’acte photographique relève d’un prélèvement des couches de visible. À l’instar des affichistes, c’est un promeneur pensif, attentif aux signes et à leur articulation7  ; ni piéton de Paris façon Léon-Paul Fargue, ni dériveur situationniste, un œil plutôt, scrutateur et précis. Un demi siècle après les décollagistes, avec Collection publique, il dit lui aussi quelque chose de la vie moderne, de la ville et de ses marques, de cela qui échappe le plus souvent au regard et que l’on peine à identifier.

Avant d’envisager les multiples questions que pose cet ensemble d’œuvres et, quand cela sera possible, de tenter d’y répondre, il importe de caractériser ce corpus et avant tout, de dire sa source, ces images publiques qui lui servent de réserve iconographique.
Les motifs sont visibles sur la façade des immeubles d’habitation ou de bureaux, dans les halls d’entrée ; on les trouve également sur les murs des centres commerciaux ou bien sur les églises modernes, en France et en Europe. Cela devient un jeu que de les débusquer et on ne manque pas d’en signaler à l’artiste. Pour la plupart d’entre eux, ils appartiennent à cette catégorie que n’importe qui qualifiera d’abstraite. Ceux qui en savent un peu plus sur la question ajouteront qu’il s’agit plutôt d’abstraction géométrique. Cette dominante résulte moins d’un choix de l’artiste que d’un constat, que de la réalité des faits : les décors muraux des immeubles des années 1960-70 et jusqu’à 80, du moins en France, empruntent au vocabulaire « moderne » de l’abstraction géométrique, beaucoup plus rarement à celui de l’abstraction lyrique. Quant à la figuration, on la trouve dans des environnements où le communisme a laissé sa marque : la « ceinture rouge » parisienne, et plus encore dans les villes d’Europe de l’Est. Il s’agit alors, dans la tradition stylistique de Picasso ou de Léger, et surtout du réalisme socialisme, de faire passer des messages en faveur de la paix, de la lutte contre le fascisme, etc. Hervé Beurel ne s’arrête pas davantage sur les trompe-l’œil ; d’une part à cause de leur nature intrinsèquement figurative, ensuite parce que, la plupart du temps, ils ont été ajoutés aux édifices, et de ce fait ne participant pas du projet architectural. C’est donc le motif, le plus significatif d’un certain état des lieux de la ville en France et dans les pays d’Europe occidentale, que l’artiste retient pour sa « collection ». Ces signes abstraits correspondent à une certaine idée de la modernité. Ils surgissent au sein des villes nouvelles, à destination de populations nouvelles également, jeunes couples issus de l’exode rural et de la reconstruction d’après-guerre, tournés vers l’avenir, le confort, l’hygiène. Dans ce qui pouvait apparaitre comme une utopie sociale et urbaine, les aménageurs ont pensé que ces motifs abstraits, rappelant d’autres utopies, celles des avant-gardes du début du siècle (Mondrian, de Stijl…) étaient les mieux adaptés à ce nouveau contexte, qu’ils pouvaient en constituer sinon l’idéologie, du moins l’esthétique, une esthétique fondée sur la pureté des lignes et des couleurs. À ville moderne, art moderne, et l’art moderne c’est… abstrait, fût-il déjà décalé par rapport à l’époque véritable qui le vit naître ! Cela plait-il aux gens ? Pas vraiment ! On s’en rend compte dès qu’on interroge les usagers. La « fresque », comme ils l’appellent, ils n’y sont absolument pas sensibles. Mais que cela plaise ou non n’était pas le problème, il s’agissait simplement, dans des prestations de qualité légèrement supérieure à la moyenne, de fournir un peu d’art, sous la forme d’un décor intégré, jusque dans son matériau, souvent du carrelage, à l’ensemble architectural. On pourrait s’interroger longtemps sur le statut de ces images dont on connaît peu ou pas les auteurs. Parfois ce sont des artistes attestés qui, par ailleurs, ont produit une œuvre, mais dont la signature se fait ici tellement discrète qu’elle bascule le plus souvent dans l’anonymat, tant, la plupart du temps, on peine à réunir des informations les concernant. Et c’est précisément ce flou quant à leur origine, comme l’identité des personnages furtifs des romans de Patrick Modiano, qui intéresse Hervé Beurel. Par ailleurs ces productions ne relèvent quasiment jamais de la procédure du 1%, ce qui leur aurait conféré un caractère officiellement artistique. Elles s’en tiennent à un vague statut décoratif. Plutôt que d’art abstrait, on dira qu’elles suggèrent l’idée que le regard moyen se fait de l’abstraction. Elles en ont l’aspect, un peu du vocabulaire et des règles, mais tout y semble revu à la baisse, couleurs éteintes, formes convenues.

C’est de ce référent iconographique qu’Hervé Beurel tire les œuvres qui constituent cet ensemble qu’il a intitulé Collection publique et qui, à ce jour, comprend 70 photos sous forme de fichiers informatiques. 50 sont travaillées et prêtes pour la réalisation. 20 enfin sont produites en tirages lambda sur aluminium et châssis bois. Toutes, sans exception, sont obtenues après réduction du format réel du motif photographié (certains de ceux-ci occupent en effet la façade entière d’un immeuble). Ils sont homogénéisés par la dimension unique d’un de leur côté : 160 cm pour la plus importante, soit en hauteur, soit en largeur. Mais quelle que soit la seconde dimension, et de fait elle varie peu d’une pièce à l’autre, cela évoque en général le format dit « paysage ». L’artiste justifie ce choix d’un objet « moyen » par la commodité de manipulation, en ceci qu’il reste à la mesure du corps. Le montage sur châssis bois leur confère de surcroit cette épaisseur qui accentue l’effet-tableau. Les motifs retenus sont intégralement restitués, rigoureusement cadrés. Ils le sont d’autant plus aisément que la plupart du temps, ils sont homothétiques au cadrage photographique, comme si ces décorations murales n’étaient au fond que le report au mur d’un dessin géométrique vite jeté sur un papier standard. « Cela s’explique aussi par l’architecture de l’époque, souvent constituée de rectangles préfabriqués et donc c’est toujours possible d’en extraire un afin d’y inscrire ce motif ; ce sont en plus les mêmes matériaux ». On pourrait ici parler de tableaux préfabriqués. Si faciles à extraire du contexte urbain au sein duquel ils peinent à émerger, à la différence de ceux que Georges Perec appelle les trompe-l’œil monumentaux, engloutis par cette intense diversité visuelle, par ce flux ininterrompu de formes et d’expériences, les objets obtenus n’en conservent plus grand chose hormis parfois quelques traces de dégradation, quelques marques que les interventions opérées sur le fichier n’auront pas permis de supprimer ou que l’artiste aura souhaité préserver. Le plus souvent les compositions graphiques sont dégagées et immédiatement accessibles à l’objectif, mais il arrive qu’un compteur électrique, un élément de végétation ou des graffitis en dénaturent la surface. Dans ce cas l’artiste procède à un nettoyage au moyen de l’ordinateur. Il lui arrive également de retravailler les effets lumineux, la répartition parfois trop contrastée de la lumière. Ces interventions post prises de vue ne sont pas à verser au rayon des manipulations complaisantes, d’on ne sait quel bidouillage, elles relèvent plutôt d’une logique de peintre, de cette sélection que l’œil opère afin de composer un tableau, et plus encore quand il s’agit de paysage, obéissant non pas à l’autorité du réel mais à la volonté de l’artiste.
Il ne s’agit pas ici d’inventaire, ce qui supposerait la clôture du corpus, mais bien, comme le titre l’indique, de collection. Rien d’exhaustif, plutôt la volonté de constituer un ensemble significatif. Une collection en effet. Pourtant, et bien qu’il reconnaisse volontiers l’impossibilité de tout réunir, l’artiste garde en lui le désir secret de la collection idéale, de celle où rien ne manque : le plus beau, le meilleur qu’on puisse posséder8 .

Rappelons que de ces motifs, Hervé Beurel tire des photographies qu’il expose à la manière de tableaux. Quiconque, en effet, jette un coup d’œil à la salle où sont accrochées ces œuvres « géométriques abstraites », en conclut d’abord qu’il s’agit de tableaux, selon cette logique admise que l’abstraction géométrique, c’est forcément de la peinture. On croit ce qu’on voit, mais, plus encore, on voit ce qu’on croit.
On a dit la difficulté qu’il y avait à se prononcer sur le statut de ces objets dans l’espace public. La question semble a priori plus facile à régler une fois que ce qu’en fait l’artiste est présenté dans un musée, au sein d’expositions d’art, visités à ce titre et appartenant le cas échéant à des collections … publiques ou privées. Ainsi des motifs à la définition incertaine sont extraits (abstraits) de l’espace public par le moyen de la photographie pour aboutir à des œuvres d’art dont le trouble réside dans le fait qu’il s’agit de photographies que l’on prend pour des peintures. Mais creusons un peu plus profondément cette illusion picturale en admettant, pour un temps, que ce sont bien des peintures, et apprécions-les comme telles. Y voyons-nous de bons tableaux ? À tout le moins des tableaux significatifs d’une époque ? C’est ici que les difficultés commencent. Couleurs ternes, lumière glauque, dessin stéréotypé, composition académique. Sur le cartel où figure la date de réalisation de la pièce on lit, par exemple, 2007. Ainsi l’artiste lui-même n’appartient pas à l’époque qu’on croyait avoir identifiée. Total anachronisme ! Non seulement ce qu’on avait pris, de loin, pour des peintures appartenant au courant de l’abstraction géométrique, florissant après la Seconde guerre mondiale et jusqu’à la fin des années 50, ont à peine dix ans, mais en plus il s’agit de photographies ! Seul l’ensemble fait image, produit une ambiance qui rappelle quelque chose, ces années 50, en effet. Et pourtant, nulle intention ici de produire un leurre durable ; juste un trouble, un défi lancé au regard que l’artiste invite à se faire critique, car c’est bien ce trouble, cette incertitude stimulante, qui constituent le cœur du projet. Cependant, si le référent mural s’affirme à l’opposé du trompe-l’œil qui réside, selon Georges Perec9 , dans « la volonté affichée d’abuser ou de méduser un instant le promeneur », on peut avancer que trompe-l’œil il y a10 qui s’immisce dans cet ensemble exposé où le visiteur risque de prendre les vessies pour des lanternes, les photographies pour des tableaux. Comme chez Andy Warhol les Boîtes Brillo de 1963 sont des sculptures que l’œil ne distingue pas immédiatement des boîtes Brillo vendues dans les supermarchés, chaque élément de Collection Publique est une photographie montée sur châssis qui, entre autre par ce type de support, se distingue difficilement du tableau. Mais si c’était vraiment de l’art abstrait des années 50, il n’y aurait pas de trouble, ni quant au contenu même des tableaux ni quant à savoir s’il s’agit de photo ou de peinture. De fait, ce que montre un ensemble de pièces extrait de Collection publique, bien plus que l’art abstrait, c’est l’idée qu’on se fait, que le goût moyen se fait, de l’abstraction. Voilà pourquoi Hervé Beurel ne prélève pas (à une ou deux exceptions près et qu’il faudrait analyser plus en détail11 ) d’œuvres d’art identifiées comme telles. L’acte principal ici consiste à déplacer, et en cela ses œuvres sont des sortes de ready made, certes fort « assistés » ; cet acte ne vise pas à produire, mais à reproduire, en vue de constituer un nouvel objet, d’examiner un archétype, un standard du goût moyen. Disant ainsi, a-t-on pour autant réglé la question du trouble ? Tout est-il devenu limpide ? Non, loin s’en faut. Au fond, ce que donne à voir Beurel avec ces photos/tableaux, ce sont des ruines, les vestiges d’une esthétique du passé, les traces fantasmées d’un style et, qui sait, les marques mélancoliques de l’échec du modernisme, du moins dans ses implications sociales, dans son utopie politique, dans sa réalisation générale et sa disparition en tant qu’art séparé du réel, comme l’avait annoncé Hegel. Ces fragments de nature archéologique, soumis à la rude épreuve de la ville et, somme toute, de l’histoire, exposés à la pluie et aux frimas, n’étaient déjà plus que les restes dévoyés d’un vieux rêve de pureté. Et pourtant, bien qu’il ne cesse de rabattre les effets, de mettre à plat le peu d’éclat qui subsistait de ces approximations, de tirer la couleur vers les sortilèges du gris, dans le même temps qu’il en modifie les paramètres de présentations, Hervé Beurel obtient de ses ensembles une sorte d’élégance ambiguë, une certaine tenue qui doit plus au mode de production et au contexte de monstration qu’aux qualités intrinsèques des images.
Ce glissement des représentations d’un contexte urbain à celui du musée peut également consister en d’étonnants va-et-vient comme ce fut le cas pour deux projets12 , entre 2011 et 2013, qui s’articulèrent d’une manière aussi juste qu’inattendue. Invité à accompagner d’une œuvre un colloque sur le 1% artistique, Hervé Beurel s’est intéressé aux sculptures qui furent commandées dans ce cadre à des artistes pour le campus universitaire de Beaulieu, à Rennes. Il les a filmées en plans fixes puis a fait réaliser des réductions des socles sur lesquels elles étaient posées, socles qui, installés dans le lieu d’exposition, recevaient les moniteurs qui diffusaient les films. Un moniteur toutefois reposait directement sur le sol, pour la raison que l’œuvre qui y était représentée ne comportait pas de socle. Quand, à la fin de l’exposition, on s’est demandé ce qui allait advenir de ces socles, en collaboration avec un groupe d’étudiants et leur professeur13 , il fut décidé que ces morceaux de béton, de formes diverses, pourraient être réinstallées sur le campus où il serviraient, par exemple, de sièges, ledit campus s’apprêtant par ailleurs à passer commande d’éléments de ce genre de mobilier urbain. On peut aujourd’hui voir et faire usage de ces objets, fiction de commande devenue commande, les étudiants ne s’en privent pas. Déplacement, reproduction. Ici comme là, Hervé Beurel se contente de manipuler des signes présents dans l’espace public pour les réinjecter soit sur les murs du musée, soit dans ce même espace public, créant à chaque fois des situations où les objets ainsi déportés produisent trouble et incertitude, non pas simple jeu de trompe-l’œil mais invitation au renouvellement du regard. C’est là aussi la dimension éminemment politique de ce travail. Ce trouble singulier est à n’en pas douter la marque de l’artiste. Ce n’est ni le trouble des décollages de Hains et Villeglé, ni au fond celui des Boîtes Brillo, pas plus que celui des appropriationnistes ou de Sturtevant. Le trouble que produisent les œuvres d’Hervé Beurel, et pas seulement Collection publique, provient d’une incertitude généralisée qui trouve son origine dans ses premiers questionnements des médiums, photographie autant que peinture, sculpture également, dans ce rejet constant d’une certaine tradition photographique dont il retient pourtant les outils techniques, dans son recours au déjà-là des œuvres, dans son refus bravache de l’idée même de création. Cependant, l’incertitude érigée en principe produit chez lui un mix d’attitudes et de formes qu’il ramasse en des objets qui sont autant des observatoires critiques que des sujets de délectation

  1. Le principe d’incertitude n’est pas ici à entendre dans le sens du théorème d’indétermination énoncé par le physicien Heisenberg en 1927, mais plutôt dans celui d’une qualité propre à l’art, un principe spécifique, son principe, qui sait. Voilà ce qui nous semble caractériser l’œuvre dont il va être question et c’est sur cette apparente contradiction, sur cette tension entre l’indécidabilité et le commentaire que ce texte cherchera son chemin.
  2. Qui, en effet, au premier regard, aura remarqué qu’il s’agissait de mégalithes ? Plus qu’un sujet à représenter, c’est de réel que Beurel est en quête, d’un bout de réalité sans quoi la forme n’a ni assise ni, au bout du compte, de sens.
  3. Avertissements, 1994 : trois panneaux de signalisation routière photographiés de dos et qui occupe l’essentiel du champ
  4. Le premier élément de Quatrain, 1992, qui montre en une synecdoque visuelle le point de jonction de quatre caisses de poissons photographiées dans un port et dont le léger écartement laisse entrevoir un peu de perspective paysagère
  5. Si tant est que dans le domaine et dans l’usage de la photographie le concept d’abstraction ait quelque pertinence. Incertitude une fois encore…
  6. Tous les propos de l’artiste sont tirés d’entretiens avec l’auteur.
  7. Beurel ne s’est pas contenté de prélever des motifs abstraits géométriques. En 2012, lors d’une résidence à Split (Croatie), il a photographié tous les endroits de la ville où le logo du club de foot Hajduk Split apparaissait, dressant ainsi une géographie plastique et identitaire de la cité. L’ensemble est présenté sous le titre Stamped City en projection diapo.
  8. C’est de possession toute rêvée qu’il s’agit puisque, outre l’impossible exhaustivité, le corpus malgré tout constitué risque de se disperser largement par le fait de sa vente, partielle ou totale.
  9. Georges Perec. L’œil ébloui. Chêne/Hachette, 1981. Il s’agit d’un texte accompagnant les images de trompe-l’œil photographiées par Cuchi White. Dans ce beau texte de l’auteur de La vie mode d’emploi, on trouve cette autre définition du trompe-l’œil qui pourrait aisément s’appliquer aux photographies d’Hervé Beurel : « Ce n’est pas la réalité, évidemment, mais seulement ses signes, ses indices, qui constituent l’art de ces architectures illusoires. »
  10. L’effet de trompe-l’œil s’affirme sans détour dans ce que Beurel appelle les « tapisseries » et qui consiste en des reports de murs urbains sur le mur de la galerie d’exposition. Deux exemples montreront de quoi il s’agit. En 2014, à la galerie du Dourven, il reporte sur le mur faisant face à la mer une mosaïque photographiée dans un centre commercial des environs. C’est un motif figuratif mais très stylisé montrant le faisceau d’un phare et quatre personnages s’y inscrivant en dégradé. L’effet de réel est époustouflant et tout le monde s’y trompe. C’est un trompe-l’œil qui prend pour objet non pas un fragment du réel brut, mais une représentation, une image. Le second exemple, la même année à la galerie Art & essai de l’université Rennes 2, montre, sur deux pans en angle du mur de l’endroit, un vaste motif, abstrait géométrique cette fois, difficilement réductible aux dimensions d’un tableau de Collection publique. Même remarque : il s’agit, ici aussi, d’un trompe-l’œil au second degré
  11. Le cas d’une des premières photos de Beurel qui représente un motif dû au peintre et sculpteur Francis Pellerin, bien connu à Rennes, mériterait à lui seul une étude approfondie.
  12. La « commande à propos des commandes » fut montrée en 2011 au Diapason, espace culturel de l’université Rennes1sous le titre Répliques. Sa suite imprévue est présentée depuis 2013 sur le campus et s’intitule Concrete figures.
  13. Philippe Dorval et quelques-uns de ses étudiants de l’IUT Carrières Sociales.