Gabrielle
Herveet

MÀJ . 04.09.2025

Gabrielle Herveet

Louis Doucet, décembre 2023

Je ne cesse de marcher sur ces rivages, Entre le sable et l’écume,
La marée haute effacera mes empreintes, Et le vent emportera l’écume.
Mais la mer et le rivage resteront
pour toujours.

Khalil Gibran1

Le temps qu’il fait et le temps qui passe. Le français et quelques langues latines ont le même mot pour désigner ces deux notions fort distinctes : tempo en italien, tiempo en espagnol… D’autres établissent clairement une distinction lexicale : Wetter en allemand, weather en anglais, погода en russe…, dans le sens atmosphérique et Zeit, time, время, dans les mêmes langues, dans l’acception calendaire. Gabrielle Herveet s’inscrit plutôt dans la première lignée en ce que, dans ses œuvres, l’écoulement des heures, des mois et des années se fait au rythme de ses évolutions météorologiques… Rapidement changeantes, car nous sommes, chez elle, en Bretagne2
Plus précisément dans le somptueux environnement de l’estuaire du Trieux, dans les Côtes-d’Armor, long de près de 18 kilomètres, lieu d’interpénétrations de masse d’eaux douces et salées, dans un paysage sans cesse renouvelé, instable dans son essence, entre lande, forêt et estran, assujetti au cycle lunaire des marées et aux aléas météorologiques.
Les œuvres de Gabrielle Herveet résultent de la confrontation entre ces éléments naturels, plus ou moins récurrents mais parfois imprévisibles, et une approche qui se veut scientifique, fondée sur des lois réelles ou empiriques, s’appuyant sur la collecte d’échantillons et l’arpentage sur site, sur l’observation des phénomènes naturels et de leurs variations. À la très rigoureuse discipline mathématique de la mécanique des fluides elle ajoute une plus empirique mécanique des paysages marins qu’elle développe dans une logique quasiment inflexible.

À la fois traces du temps qui passe et du temps qu’il fait, les ciels, leurs nuages et leurs étoiles, les eaux qui coulent ou qui stagnent, les rivages, drus ou nus, sont omniprésents dans son travail. Se mêlent à ses observations des craintes sur la pérennité de ces écosystèmes. Elle écrit : « Objets de contemplation depuis des temps immémoriaux, ils sont aujourd’hui sujets de préoccupations et d’inquiétudes. Leur permanence vacille, les prédictions de leurs évolutions ne sont plus si simples et rassurantes. Grâce à un filtre mathématique apposé sur la perception de l’espace je fais émerger ces éléments naturels dans des sculptures, des dessins et des photographies3 . »

Le cycle lunaire joue un rôle important dans les œuvres de Gabrielle Herveet. C’est de lui que dépendent les marées, particulièrement spectaculaires dans les longs estuaires comme celui du Trieux. Son calendrier, comme celui des marins, des pêcheurs en mer et des plaisanciers, s’appuie donc sur les variations apparentes de l’astre nocturne. Les tout premiers calendriers connus prenaient d’ailleurs la lunaison pour intervalle de temps de base. Les Babyloniens, plusieurs millénaires avant notre ère, les Égyptiens anciens, les Chinois, les Hébreux, certains peuples de Grèce et les Romains jusqu’au Ier siècle avant Jésus-Christ utilisèrent des calendriers lunaires. De nos jours, le calendrier musulman est encore un calendrier purement lunaire et certaines tribus africaines s’appuient toujours sur les lunaisons pour mesurer le temps4 .

Les calendriers de notre artiste se présentent comme des troncs ou bâtons délavés, ramassés sur l’estran, à marée basse, qu’elle incise de trous ou de rainures régulières, concentriques ou en spirale. Certaines de ces marques sont soulignées par des clous en étain ou par du sable rouge tiré du lit du fleuve pour signaler la récurrence d’événements. On aura donc ainsi un Calendrier cylindrique et spiralaire des nuits de pleine lune de 2014 à 2026, un Calendrier miniature des éclipses de soleil de 1999 à 2193 ou un Calendrier des pleines lunes, solstices et équinoxes de 2022… Ces œuvres trouvent leurs racines très loin dans la nuit des temps, par exemple dans un fragment de calendrier lunaire séleucide conservé au Louvre ou, plus près de nous, dans certains fétiches à clous d’Afrique subsaharienne.

Dans ces sculptures, comme dans beaucoup d’autres, telles ses Pièces de Lune et de rivages, entassant des matériaux divers récoltés sur l’estran, Gabrielle Herveet sou- ligne le caractère irréversible de processus naturels : érosion, sédimentation, délite- ment, dissolution, agrégation, éclatement… avec ou sans l’intervention de l’Homme… C’est donc la notion physique d’entropie – avec ou sans anthropie – qu’elle met en scène de façon empirique. Mesure du désordre croissant du monde et de l’irréversibilité des phénomènes physiques, cette mesure n’exclut pas, chez notre artiste, l’idée de cycles imbriqués, dont les périodicités vont de la demi- journée du rythme des marées aux siècles de processus géologiques souvent invisibles. Et, ce, avec une bienveillante et sourcilleuse obstination qui viserait à contredire le deuxième principe de la thermodynamique5 . On pense au propos de Dubuffet qui déclarait : « L’homme écrit sur le sable. Moi ça me convient bien ainsi ;l’effacement ne me contrarie pas ; à marée descendante, je recommence.6  » De fait,
certains des travaux de notre artiste, mettant en avant la résilience de phénomènes physiques, pourraient illustrer le concept de néguentropie, cette entropie négative qui génère une baisse du degré de désorganisation d’un système, caractéristique essentielle des êtres vivants7 .

Les matériaux que Gabrielle Herveet collecte, résidus ou sous-produits sans qualités d’une activité humaine ou de processus naturels, se voient donner une seconde vie. Mais on sait pertinemment que ces constructions sont aussi fragiles et inexorablement condamnées à la dissolution, à la désagrégation, que leurs constituants originels. C’est dans cet interstice potentiellement conflictuel entre réalité et intériorité qu’il faut considérer les œuvres en volume de notre artiste. Son acharnement à vouloir réconcilier le monde physique et celui du ressenti renvoie à Proust et à cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments8 . Le spectateur de ses propositions est confronté à des processus de durées, cycliques ou non, d’ampleurs différentes, à des fragments imbriqués de strates temporelles, chacune ayant sa propre histoire, son devenir, portant sa désintégration, rapide ou lente, et son degré de probabilité de retour à l’état de déchet. Ce propos est d’actualité mais il est exposé avec subtilité, sans les aspects d’un militantisme qui, trop souvent, mêle faits et fantasmes, hypothèses et conclusions, et décrédibilise la cause qu’il est censé défendre.

Dans ses grands dessins au graphite sur papier, Gabrielle Herveet poursuit son enquête sur les mouvements, visibles ou non, du paysage, sur leur prévisibilité, sur la possibilité de lire ou de relire le monde à travers une grille scientifique souple ou rigide, sur les objets vivants ou fossilisés par les eaux marines, sur les évolutions d’espaces soumis à des contraintes récurrentes ou accidentelles, sur la place et le rôle de l’humain entre immensité cosmique et microcosme d’un bouillon de culture… Plus spécifiquement, elle s’intéresse à ces petits gestes ou déplacements, apparemment insignifiants, mais dont la répétition, sur de longues périodes, finit par générer ces structures de grandes dimensions qui constituent notre univers visible : érosion, sédimentation, fragmentation, clivage, accumulation… La courantologie, discipline scientifique dérivée de la mécanique des fluides, joue un rôle primordial dans sa démarche. Cette science tente d’analyser et de modéliser les courants marins qui résultent du contact de masses d’eau de densités différentes du fait de leur température et de leur degré de salinité, mais aussi des marées, des vents et de nombreux autres facteurs extérieurs…

Les courantographies de Gabrielle Herveet donnent une représentation visuelle, car- tographique, de ces phénomènes. Cependant, en l’absence d’indication de dimensions des phénomènes figurés, elles pourraient aussi évoquer des choses bien différentes : la confrontation de nébulosités dans un ciel lourd, le grouillement de la vie dans une goutte d’eau observée au microscope, la complexité insondable des espaces cosmiques ou, tout bêtement, l’effet d’une goutte de lait froid tombant sur la surface du liquide brûlant dans un bol de thé ou de café…

Dans la réalisation de ces feuilles, le geste de l’artiste se fait répétitif et obsessionnel, inscrit dans un schéma général, à caractère quasi génésique, qui le guide, le contraint et le contient. Pour elle, il s’agit de la construction d’un monde qui ré- pond aux lois de sa propre mécanique des paysages, lesquelles font abstraction de toute notion d’échelle : « Ces répétitions m’intéressent et me fascinent, telle les itérations des trajectoires des molécules d’eau prises dans un nuage, dans un courant, ou celles qui fragmentent les roches pour produire les sables. Sur des volumes ou sur le plan du papier, j’itère des petits gestes pour relier formes plastiques et machinerie de paysage. Ainsi sont tissés des liens entre microcosme et macrocosme, l’infiniment petit révèle l’infiniment grand, et inversement9  » ou encore: «Les formes que je propose sont issues de l’interrelation entre le domaine du sensible et les théories, prédictives ou descriptives, élaborées depuis des millénaires pour décrire le monde (géométrie, géologie, météorologie, thermodynamique, théorie du chaos ou physique élémentaire…) J’utilise la science de manière empirique, sans nombre ni équation, afin d’induire une lecture poétique des mécaniques de paysages et plus généralement des phénomènes physiques construisant l’espace quotidien,universel ou anthropique10

Cependant, que l’on ne se trompe pas, Gabrielle Herveet n’est pas aveugle à ce qui ne peut pas se mettre en équations ni s’expliquer par les lois de la physique ou de la chimie. Elle est sensible à la croissance des herbes et des arbres, aux effets du soleil couchant, aux ridules laissées par la mer sur le sable humide, au grouillement du firmament par un soir d’été, au foisonnement d’animalcules dans la moindre flaque d’eau, aux nuances changeantes des nuages par temps d’orage, aux leurres des reflets aquatiques, à tout un monde invisible qui demeure insoupçonné … Elle pourrait faire siens ces beaux vers d’Yves Bonnefoy :

[…]
Et la surface de l’eau n’est que lumière,
Mais au-dessous ? Troncs d’arbres sans couleur, rameaux
Enchevêtrés comme le rêve, pierres
Dont le courant rapide a clos les yeux
Et qui sourient dans l’étreinte du sable .

  1. In Sand and Foam, 1926 :
    I am forever walking upon these shores, Betwixt the sand and the foam,
    The high tide will erase my foot-prints, And the wind will blow away the foam. But the sea and the shore will remain Forever
  2. Comme on le sait bien, une des rares régions de France où il fait beau plusieurs fois par jour…
  3. Portfolio de l’artiste.
  4. Dans ces calendriers lunaires, les mois commencent en général à la nouvelle Lune. Cependant, la durée de la lunaison n’étant pas égale à un nombre entier de jours, cet instant ne tombe pas toujours à la même heure de la journée. Pour compenser ce fait et obtenir des mois qui comprennent un nombre entier de jours, les anciens prirent l’habitude d’alterner les mois de 29 et 30 jours. Le mois moyen ainsi défini dure 29,5 jours. Il est trop court de 44 minutes et il faudrait ajouter un jour tous les trente mois environ. Les calendriers lunaires utilisent généralement une année de douze mois, soit 354 jours, ce qui conduit à un décalage rapide entre le début de l’année et le cycle des saisons. Pour remédier à cet inconvénient, les Chaldéens introduisirent des mois supplémentaires : un mois intercalaire régulier tous les six ans, plus un autre, à une époque arbi- traire fixée par décision du souverain, quand ses astronomes jugeaient que l’écart devenait trop important.
  5. Ou principe de Carnot selon lequel l’entropie, mesure du désordre d’un système, ne peut que croître lors d’une transformation réelle.
  6. In Prospectus et tous écrits suivants, 1967-1995.
  7. Notion développée par Erwin Schrödinger dans son essai What Is Life? The Physical Aspect of the Living Cell, 1944.
  8. In Du côté de chez Swann, 1913.
  9. Op. cit.
  10. Ibidem.