Interview de Florence Doléac
B.W : C’est quoi un objet à votre avis?
F.D : Un objet est pour moi l’extension d’un sujet. Une sorte de conjonction de coor- dination et subordination. Pour moi tout est prothèse, dont nous sommes deve- nus dépendants. Je considère que nos dépendances aux objets nous ont rendus aussi surpuissants qu’handicapés. Par exemple, on ne sait pas faire sans toit, sans lit, sans chaise, sans table, sans verre, sans ondes à présent…
B.W : Quand avez-vous découvert quelque chose comme « un objet » pour la première fois?
F.D : Mon premier objet a probablement été un biberon, ma mère ne m’ayant pas allaitée. Ce n’était pas tendance dans les années soixante-dix et son médecin le lui avait déconseillé. Un biberon, cela ne vaut certainement pas un sein, mais a d’autres avantages. Celui de m’avoir permis de manger en me promenant dans la nature et d’éviter ainsi les repas à table qui ne se finissaient pas toujours très bien pour moi! Je l’ai réclamé jusqu’à l’âge de huit ans, avec des bouillies. J’allais tuter les grillons d’une main et tenais le biberon de l’autre. J’ai toujours aimé faire deux choses à la fois.
B.W : Vous aimez réinterpréter des objets communs et les séparer de leurs ori- gines comme la famille et la religion afin de les placer ailleurs. Par exemple la «Menora» ou les «Ballons». Pouvez-vous nous parler de ce processus?
F.D : Les déplacements de codes sont une prise de liberté qui me permet de racon- ter mieux ce que l’on est vraiment. Les ballons, qui sont des objets ambigus car à la fois ludiques et thérapeutiques, me permettent de proposer des pos- tures nouvelles, étonnantes, qui réveillent l’enfant enfoui en nous, parfois même la bêtise qui sommeille, grâce à ses effets de rebonds, et que je mêle à un mode d’assise intime soudaine et aléatoire avec un inconnu.
B.W : Dans votre travail nous voyons beaucoup «d’ambiguïté fonctionnelle» des objets. Qu’est-ce que l’ambiguïté pour vous et pourquoi est-ce important?
F.D : Les expériences physiologiques que je suggère suffisent déjà à décaler nos expériences de conduite, afin de réaliser nos limites et frustrations que gé- nèrent nos habitudes de bienséance. C’est peut-être là que s’exprime ce que certains ont appelé ma «liberté contagieuse».
Au fond, j’ai profondément besoin d’exprimer mes petites analyses, voire critiques comportementales, par l’objet. C’est ce que j’aime appeler ma «critique douce du fonctionnalisme».
B.W : Qu’est-ce que la lumière pour vous ? Beaucoup de vos installations sont faites avec des lampes et des lumières spéciales. Par exemple, «Parapanorama». Pouvez-vous en parler un peu?
F.D : Je suis fascinée par les effets très variables générés par la lumière sur la psychologie de l’individu. De plus, une lampe éteinte reste un prétexte de présence assez libre d’inter- prétation formelle. Je propose donc des formes molles, déformées, étranges, parfois dérangeantes ; comme si cela rééquilibrait la narration du goût, dans une période civilisationnelle de crise économique. Je mets du désordre au sein d’un contexte qui se veut bien rangé, parce qu’il me semble que ce reflet est plus légitime.
B.W : Vous aimez la nature et les fleurs je pense. Que représentent les fleurs pour vous ? « Sonnelino » est un bouquet de roses créé par Louis de Funès. Comment êtes-vous arrivée à faire cela?
F.D : Oui, j’aime les fleurs et la nature. Je suis d’une nature contemplative et j’ai grandi à la campagne, avec ces apparitions saisonnières de fleurs sau- vages parfumées qui ont marqué mon enfance. La série «Professeur Tournesol», «Professeur Anthurium», et «Professeur de Funès», est une série limitée de multiples, dédiée au déclin de la nature. Une coulée de boue envahit la surface d’un bouquet spécifique, pendant que la synthèse des couleurs des fleurs coule en flaque. Les matières s’inversent. Je représente une nature morte au sens propre comme figuré. C’est un jeu, mais aussi un constat, une alerte, un récit dramatique conduit par un effet de capillarité.
B.W : Vous aimez aussi les jardins et l’architecture des jardins/des sculp- tures (comme le Professeur Tournesol). Comment avez-vous imaginé cela ? Pour ce type d’installation, obéissez-vous à des idéaux artistiques spécifiques ou êtes-vous inspirée de l’œuvre d’autres artistes ?
F.D : La nature me rattrape inexorablement. Elle a porté toute mon enfance et revient à moi, non seulement comme inspiration mais comme un besoin vital. Aussi, je fais tout pour me rapprocher d’elle.
La vie urbaine, l’asphalte et la pollution ne me conviennent plus. Et c’est un phénomène global, sociétal. Alors je le raconte par l’objet. Je n’ai pas de référence précise, j’invente mes terrains de jeu et je les partage.
B.W : Vous êtes fascinée par l’effet placebo ? Pourquoi ? Pensez-vous que la croyance ou la conviction (condamnation) ont des pouvoirs de guérison?
F.D : La science médicale a prouvé que le placebo avait des pouvoirs théra- peutiques, mais je joue sur d’autres pouvoirs qui sont ce que j’appelle «nos usines hormonales». La simple vision de certaines scènes, formes, couleurs, déclenche la production d’hormones spécifiques. C’est cela que je m’amuse à manipuler, mais de manière très honnête et bénéfique.
« Ventilator » est un rideau de soie qui vole de manière très douce et sen- suelle au vent de deux ventilateurs. Il évoque les vacances, l’oxygénation de l’espace. Mais c’est faux et la présence visuelle des ventilateurs le dit clai- rement. Néanmoins, on produit ces hormones du «bonheur»; effet pavlovien !
B.W : Dans votre travail vous aimez créer des «sensations agréables» comme la «relaxation». Pourquoi est-ce ainsi? Avez-vous des souvenirs des sensations relaxantes, calmes ou de détente de votre enfance que vous voulez recréer? Ou d’autres périodes de votre vie ?
F.D : Notre civilisation souffre d’une course après le temps. Je suis une éponge et j’absorbe cette souffrance. Mes propositions sont donc relatives à cette ten- sion civilisationnelle qui nous ronge de l’intérieur. La pression du temps. Faire de la vie un rétro-planning. C’est affreux. «L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » citation de Robert Filliou, est peut-être ce qui traduit le mieux ce que les artistes fabriquent pour eux comme pour les autres. Nous sommes esclaves de nous-mêmes et au service du public. Depuis quelques temps, je marche pieds nus dans la forêt. Mais je vis aussi au bord de la mer. C’est très fort.
B.W : Vous aimez bien que vos interlocuteurs se détendent ou fassent une pause en interagissant avec les objets que vous créez. Pourquoi pensez- vous qu’une pause, se reposer et la relaxation sont aussi importants? Est-ce que c’est quelque chose de culturel pour vous? Par exemple, est ce que cela vient du fait que vous êtes d’un pays latin ?
F.D : La sieste, la pause horizontale, permet juste de reprendre son souffle, son tempo et de se reconnecter à soi-même. C’est pour cela que c’est très im- portant. Sans ça le moteur s’emballe et la direction n’est plus maîtrisée. On se subit. Je suis une spécialiste! Oui c’est culturel, mais surtout climatique. Quand on vit dans un pays chaud, on est obligé de ralentir. Alors on vit avec la clim’, pour rester frais et actif.
B.W : Vous dites que vous voulez réveiller l’enfant qui sommeille chez vos interlocuteurs. Pourquoi? À votre avis, c’est qui exactement cet enfant qui sommeille en nous ?
F.D : L’enfant qui sommeille en nous est un reste que l’on garde plus ou moins. Quand l’adulte se lâche, il devient souvent très infantile. Il accepte de se montrer très joyeux, voire idiot. Ça me plaît beaucoup. Alors je provoque cet état par des installations. Je le piège avec des effets cachés, comme les balles dans «Adada». Il s’assoit, il sent que ça rebondit, il commence à jouer, et à partager son état de joie avec des inconnus. C’est très simple, et inexorable. Je l’autorise à se lâcher alors qu’il pensait «consommer» de l’art ou du design. C’est lui la sculpture, le clou de l’installation. En gé- néral, les visiteurs sont très heureux de pouvoir toucher, s’asseoir, s’amu- ser. Parfois ils n’osent pas tant c’est habituellement interdit. Par contre, je sacrifie un peu mes pièces qui en ressortent parfois très usées, abîmées. C’est le prix à payer. Mais je les conçois de plus en plus résistantes.
B.W : Vous avez décrit les humains comme «une usine chimique»? Pouvez-vous en dire plus sur ce sujet et comment cela touche à vos objets ?
Nos émotions fonctionnent avec des libérations d’hormones spécifiques. Certains effets provoquent ces libérations. Je manipule parfois ces effets, mais toujours à bon escient.
B.W : Vous êtes fascinée par le sommeil et l’hypnose comme nous le voyons dans des installations tels que «Tac Tic» au mudac, et aussi votre dernier projet «Maxidreams». Qu’est-ce qui vous fascine dans le sommeil ?
F.D : S’allonger, dormir, puis rêver nous rapproche de visions moins contrôlées et donc plus libres. C’est cela que j’incite à vivre. Quand notre conscience ne nous freine plus; nous rejouons les cartes du quotidien, en évacuant les pressions ou en les grossissant comme dans les cauchemars. Ces visions sont très instructives sur nos désirs d’être.
L’état de demi-sommeil, hypnotique, provoqué dans «Tac Tic», permet de se rappeler beaucoup plus longtemps de ce que tu as aperçu sur l’écran. Mon dernier projet «Maxidreams» est une création de communauté interna- tionale de rêveurs, qui propose des constructions de lits dans la nature, sous des canopées, avec une mise en réseau des participants. Ce projet combine science, psychologie, art, nature… le cerveau me passionne.