Elsa
Tomkowiak

13.05.2019

Real/Karla, 2017

Oeuvre pérenne pour le service de Réanimation Médicale du CHU d’Angers,
Projet en collaboration avec le FRAC Pays de la Loire.
Peinture acrylique sur PVC marouflés sur les murs. 200X125 cm chaque.
Peinture acrylique sur tissu de fibre de verre au plafond. 125X120 cm chaque.

Le CHU d’Angers a fait le choix de mettre à disposition des services de soin une possibilité culturelle et artistique. Cette rencontre impromptue entre le monde du soin et le monde de l’art participe aux objectifs de bientraitance, d’amélioration de la qualité de l’environnement hospitalier, et d’ouverture sur la cité, portés par l’établissement.

En partenariat avec le Fonds régional d’art contemporain des Pays de la Loire, le service de réanimation médicale s’est engagé dans une démarche artistique exceptionnelle qui aboutit aujourd’hui à une commande artistique pérenne réalisée pour le service par Elsa Tomkowiak : Real/Karla. Cette œuvre se déploie dans l’ensemble des circulations du service. Elle est le fruit des nombreux échanges entre l’artiste, les personnels médicaux, paramédicaux et techniques, ainsi que des usagers. Elle est la réponse de l’artiste à sa compréhension de la spécificité de la prise en charge dont bénéficient les patients et leur entourage au sein de ce service hospitalier, de sa perception de la façon dont l’espace y est traversé et vécu par les équipes, les patients et leurs proches en visite. C’est une expérience visuelle et sensible proposée en partage à tous, au quotidien, dans le service.

Ce projet a été engagé par l’équipe du service de réanimation médicale du Pr. Alain Mercat, l’artiste Elsa Tomkowiak, le Fonds régional d’art contemporain des Pays de la Loire, le service culturel et le service mécénat, l’association Entr’Art, les partenaires institutionnels et privés qui nous accompagnent. Chacun a contribué à cette action collective pour la rendre possible, je souhaite tous les en remercier très sincèrement.

Cécile Jaglin-Grimonprez
Directrice générale du Centre Hospitalier Universitaire d’Angers


Depuis 2005, le CHU d’Angers est engagé dans la mise en œuvre d’un projet culturel en collaboration avec Entr’Art, association qui a pour objectif de participer à la dédramatisation de l’environnement hospitalier par un biais artistique.

En 2012, à l’occasion des dix ans du service de réanimation médicale, un partenariat s’est instauré avec le Frac des Pays de la Loire autour de la mise en place d’expositions et d’interventions d’artistes contemporains. Ces événements se sont inscrits en écho au projet du service, afin d’offrir aux patients, à leurs familles et au personnel, une ouverture sur l’extérieur, sur un ailleurs mais aussi de réfléchir à une dé-médicalisation symbolique des espaces intermédiaires (circulations et salons des familles) pour les équipes et les usagers du lieu.

Dès l’origine du projet, l’objectif était de se projeter, à terme, dans une intervention pérenne d’un artiste plasticien dans le service. C’était une volonté forte de l’équipe confortée par les actions mises en place durant trois ans. En 2015, le service accompagné par l’association Entr’art et le Frac, ont participé à l’élaboration du cahier des charges de la commande.

En 2016, à partir de dix candidatures, trois artistes ont été sélectionnés par un comité représentatif du service, associant professionnels et usagers. Ils ont été invités à visiter les lieux et à rencontrer les équipes. Deux mois plus tard, ils ont présenté leur projet au comité. A l’issue de cette commission, le choix s’est porté sur la proposition d’Elsa Tomkowiak, Real/Karla.

Le service de réanimation médicale est un service technique qui prend en charge des patients présentant une ou plusieurs défaillances d’organes en situation d’urgence vitale. Le service est composé de plusieurs unités reliées par une circulation unique commune qui pourrait ressembler à un ovale. Au cœur de cette structure, à l’entrée du service, un noyau central est composé de deux salons des familles. Aucune lumière naturelle n’entre dans ces deux espaces. Au quotidien, l’entourage du patient peut être installé dans l’un de ces salons ou attendre dans le couloir de circulation face à l’unité de soin dans laquelle est hospitalisé leur proche. Si les personnels et les visiteurs parcourent les circulations par la marche, les personnes hospitalisées les découvrent souvent en étant allongées et en mouvement depuis leur lit. La réponse d’Elsa Tomkowiak à cette diversité de déplacements et à la prise en compte de l’ensemble du service a été de proposer une intervention sur les plafonds et sur les murs des circulations. Cela a été l’un des éléments déterminants dans le choix du comité. Cette œuvre participe à l’amélioration de l’accueil des usagers mais également à celle de la qualité de vie au travail. La présence de l’œuvre d’Elsa Tomkowiak dans la peau du service de réanimation médicale est une façon originale d’interpeller. On est surpris dans un lieu où l’on ne s’attend pas spécifiquement à être confronté à l’art.
Pour le service, ce projet artistique, des premières rencontres en 2012 avec le frac à l’inauguration de l’œuvre d’Elsa Tomkowiak en 2017, a été inscrit dans une temporalité longue. Il a ainsi été possible d’associer une grande diversité de professionnels et d’usagers à cette dynamique culturelle, d’en faire un vecteur d’échange, de créativité et de cohésion. Des diversités de points de vues ont pu être exprimées et discutées. Cela s’inscrivait également dans une démarche plus globale du service de prise en considération l’entourage de la personne hospitalisée et de promouvoir la qualité de vie au travail pour les professionnels.
Cette rencontre entre deux monde, celui de l’art et celui du soin, a permis à chacun de modifier la perception des lieux, dans le respect de leurs contraintes mais également dans le respect de l’Autre.

Le travail d’Elsa Tomkowiak s’ancre et se détermine en fonction des espaces qu’elle investit. Ses œuvres s’offrent comme des dispositifs à expérimenter, des volumes à traverser.
Estompant les limites entre peinture et sculpture, l’artiste déploie ses gammes colorées dans l’espace. Ses œuvres mettent en scène de savantes collisions de couleurs franches et saturées. L’énergie de ses gestes et des outils qui les prolongent (brosses, balais, …) est d’autant plus perceptible ces dernières années qu’elle est souvent révélée par des matériaux transparents qui laissent la lumière les traverser. La force expressive de sa peinture s’épanouit dans le déploiement de l’action, dans l’engagement du corps à l’œuvre.

Les réalisations d’Elsa Tomkowiak ont pris place dans des espaces naturels et urbains, des monuments historiques, des architectures singulières et typées. Souvent monumentales, ses installations sont pourtant conçues à partir de matériaux légers (carton, bâches plastiques, placo, ……) choisis pour leurs qualités plastiques, sculpturales. Les installations dans l’espace sont très structurées, architecturées… l’œuvre avant de se déployer avec puissance, naît du dessin.

Chaque espace envisagé génère une œuvre spécifique. La réalisation de cette commande artistique dans l’espace du service de réanimation médicale a ainsi été conçue sur mesure, dans un dialogue permanent avec les équipes. Souhaitée unanimement, elle montre que la place de l’art et de l’artiste peut se concevoir de manière centrale dans nos espaces publics.


Entretien entre l’artiste Elsa Tomkowiak, Vanina Andréani, chargée de la diffusion de la collection du Frac des Pays de la Loire, Christelle Ledroit, cadre de santé au service de réanimation médicale du CHU d’Angers et Delphine Belet, attachée culturelle au CHU d’Angers.

Vanina Andréani. Elsa, tu as souvent conçu des installations pour des espaces très spécifiques, voire hors-norme, on peut citer entre autre la Pile du Pont de Saint-Gervais les Bains en 2014, l’ancienne piscine de Mönchengladbach en 2010, des espaces naturels rocheux (Saint Cèneri le Gerei en 2011) ou des étangs (Hortillonnages d’Amiens en 2011 ou encore à Offenbach-am-Main en 2016).
Pour cette commande du service de réanimation médicale, c’est un contexte spécifique qui s’est dessiné : la réalisation d’une œuvre dans un espace hospitalier. Peux-tu nous expliquer ce qui t’a donné envie de répondre à cette commande ?

Elsa Tomkowiak. Je me suis toujours intéressée aux espaces qui n’avaient pas été conçus à l’origine pour être des lieux d’exposition. Mon travail s’est ancré au départ dans des espaces désolés, inhabités, inusités ou qui avaient perdus leur vocation. J’aime mettre en place des rencontres entre ces sites et des formes artistiques. Si ces lieux regorgeaient tous d’histoire, c’était des lieux vides dans le sens où les gens n’étaient pas en activité dans ces sites.
Dans un espace d’exposition le public passe et le plus souvent trop rapidement ! Dans un service comme celui-ci, je devais me poser la question de l’appropriation possible par les gens de mon travail. Cela m’a obligée à repositionner la manière dont je produis.
Je crée en fait peu d’objets : je ne fabrique que très peu d’œuvres qui se trouvent ensuite accrochées dans des salons de collectionneurs. Je réalise des installations éphémères en réponse à des lieux. Habituellement, je ne me demande donc pas si ma proposition va plaire dans la durée.

Cette commande est pérenne. Dans ce service, les gens vont vivre et éprouver les éléments sur le long terme : les malades, les familles et le personnel. Le travail en amont avec l’équipe, son implication et le fait qu’elle ait été consultée me semble à cet égard primordial, car elle va côtoyer cette installation durant des années. C’était un enjeu nouveau et important. Le fait que ce soit réellement un lieu non dédié a priori à l’art y prenait, pour moi, tout son sens.

OUVRIR L’ESPACE

VA. Entre la présentation au comité de ton projet et l’inauguration, un an s’est écoulé. Il est frappant de voir que ta première maquette - celle qui a été choisie par les membres de la commission - est très proche du projet que l’on peut découvrir dans le service. Ta proposition s’est affinée par la connaissance que tu as eue au fur et à mesure de ta fréquentation du lieu, mais surtout en raison des normes de sécurité qui ont dû te faire ré-envisager les matériaux à utiliser et ton occupation des différentes surfaces (notamment des plafonds).

Très vite – après une seule visite et un travail sur plan - tu as une vision très juste de l’espace que tu souhaitais dessiner. Tu as proposé de créer un parcours qui chemine dans l’ensemble de la boucle de circulation qui caractérise le lieu. Cette façon d’envisager le déplacement a plu au comité. Comment as-tu travaillé sur cette problématique ?

ET. Lorsque que j’ai découvert le service j’ai eu l’impression de rentrer dans une boîte fermée, une boîte Tupperware ! Dans les espaces de circulation, il n’y a pas de lumière naturelle, les matériaux sont synthétiques… J’ai donc cherché l’ouverture. Elle devait se faire par les murs, les plafonds. Et, parce que c’est ma manière de créer et penser des installations, ça semblait une évidence pour moi : il fallait que je crée un espace dans cet espace.
C’est l’idée d’une rencontre entre l’espace pictural que je fantasme, que je produis, et l’existant. Cette idée de prise de contact avec le réel est très importante à mes yeux. Je voulais prendre à bras le corps ce lieu, ne pas le nier, ne pas le masquer et l’envisager avec toutes ses difficultés.
Plutôt que d’éviter tout ce qui pouvait apparaître comme des obstacles (dont les signalétiques diverses), j’ai choisi de les intégrer aux peintures. Cette rencontre me paraît vraiment intéressante.

VA. En effet ton intervention tend à effacer les limites. Les peintures peuvent être installées à la jonction d’une porte et d’une cloison, les panneaux peints se prolongent en hauteur derrière les plafonds surbaissés. L’installation déjoue les codes habituels !

ET. J’ai évité de centrer les peintures. J’ai envisagé ce lieu dans sa globalité, j’ai donc pris en compte l’ensemble des paramètres : l’affiche incendie, l’extincteur. Ces éléments passent habituellement inaperçus et en même temps en les évitant ils deviennent gênants. Là ils sont intégrés et si ça complexifie la pose, au final les peintures s’intègrent d’autant mieux.

VA. C’est aussi un projet très structuré : du moindre détail dont on vient de parler, à une vision plus globale des espaces investis.

ET. En abordant ce projet et en commençant à dessiner, deux axes sont apparus. Le premier est lié à l’articulation des lignes horizontales et verticales. Il m’a été suggéré par les déplacements des corps : ceux des malades couchés, ceux des familles et personnels stationnant debout ou marchant. La question de l’orthogonalité est de toute évidence très présente dans mon travail. Même si je lutte en permanence contre la gravité, les rapports orthonormés structurent mes installations. Mon travail est toujours construit dans ses lignes par la géométrie autour d’axes forts qui se croisent.

Le deuxième axe s’est défini autour de cette idée d’ouverture : d’une envie de percer les murs, et en même temps, de révéler ce couloir de circulation, cette boucle. Le parcours joue sur ces impressions. Je comptais aussi sur la puissance des couleurs pour modifier la température de la lumière générale, et accentuer la perméabilité de ces deux espaces en fusion.

Christelle Ledroit. C’est intéressant car cette notion d’ouverture est centrale dans la philosophie du service. Le service de réanimation médicale œuvre pour proposer une ouverture vers l’extérieur et a également souhaité s’ouvrir à la présence, voire à la participation de l’entourage dans la prise en charge des patients. Cette notion d’ouverture dans le projet d’Elsa Tomkowiak a été perçue par le comité et a été essentielle dans le choix qui a été fait.
Nous avons aussi été sensibles à sa proposition d’intervenir sur les plafonds, pour que le projet puisse s’adresser aux personnes alitées et transportées sur des lits. Les professionnels ont pensé à la manière dont les patients verraient la commande. Ces plafonds ouvraient aussi des perspectives, des trouées. Ils attirent l’œil et l’entraîne ailleurs.

VA. La commande du service concernait essentiellement les espaces de passage, de circulation. Elsa, tu as pris en compte dans ton intervention la question de la déambulation des patients, des personnels et des familles. Comment as-tu abordé ce point ?

ET. Dans la majeure partie des installations que je conçois, la déambulation est une question centrale. Je pense toujours aux personnes en mouvement à l’intérieur de l’œuvre, c’est un leitmotiv dans mes pièces. Les gens mettent en vie l’œuvre par leur déplacement et font que la peinture s’anime. L’idée que cet espace soit un couloir de circulation m’a donc fortement intéressée car les choses ne sont pas vues de manière frontale, elles sont sans cesse ré-envisagées par des points de vues multiples. Je propose une sorte de promenade rythmée par les différentes peintures, qui changent de teintes en fonction des espaces. J’ai en effet mis en place des gammes différentes dans leurs dominantes selon les unités. Ces teintes offrent de nouveaux repères dans un lieu qui est assez uniforme et à l’intérieur duquel les gens ont du mal à s’orienter.

UNE ENERGIE VITALE

VA. En plus de l’expérience de traversée et d’immersion dans la couleur, cette installation infuse une énergie vitale qui prend une dimension particulière dans un service où la vie et la mort se côtoient quotidiennement.

ET. Cette énergie découle de ma façon de peindre.
Il y a deux temps dans mon travail : un temps de conception, de construction où je décide de la manière dont l’espace va s’organiser et le déplacement se mettre en place. Pour moi la couleur est en mouvement perpétuel, elle se meut très facilement. Le projet que j’ai dessiné met en scène cette progression de la couleur au travers des couloirs. Elle se déplace dans tout le service même lorsqu’elle n’est pas visible, on imagine qu’elle poursuit son chemin. J’ai envie que l’on ressente cela comme si elle continuait à nous accompagner.

Le deuxième temps est celui que je consacre à l’action de peindre. C’est un grand moment de jubilation ! Les peintures sont réalisées de manière rapide, avec une grande vigueur… je peins, ça dégouline… et puis je m’arrête… ça sèche … je regarde. Cette énergie, les déplacements, les gestes restent présents dans les peintures, et demeurent visibles.

VA. Lorsque l’on est face à ces peintures, on n’imagine pas forcément le travail préparatoire, l’esquisse, le modèle. On perçoit avant tout la spontanéité du geste.

ET. Ces deux phases distinctes sont complémentaires. Et pour ce projet il y a eu une phase en plus !
En raison des normes sanitaires et de sécurité de l’établissement, j’ai dû trouver avec Delphine Belet des matériaux qui répondaient au cahier des charges d’un hôpital, notamment des matériaux ignifugés. Ces contraintes m’ont amenée à peindre sur un film PVC transparent que je n’avais jamais utilisé, que j’ai dû contrecoller sur les murs. Ce film devenait très collant lorsqu’il était enduit de peinture. Je ne pouvais le présenter tel quel dans les couloirs. J’ai donc dû trouver une autre solution qui est arrivée un peu par défaut … j’ai collé la partie peinte contre le mur et le rendu m’a paru très intéressant, plus velouté qu’habituellement.
Par contre cela a rajouté une étape, il a fallu retranscrire ces premiers croquis à l’envers. Ce sont en effet ces dessins inversés qui ont servi de modèles aux peintures.

VA. Tes croquis sont très minutieux, ce sont des petits formats de 5 cm de côté. Ils font surgir les cartographies que tu décris. Les peintures s’éloignent de cette représentation géographique du territoire car les couleurs vont au-delà des limites, elles sont vaporeuses, volubiles.

ET. Les petits formats sont en effet des sortes de cartes de géographie. Le basculement dans le grand format change la lecture, on y perçoit des paysages. Certains voient des ciels… des cieux baroques déchaînés !

CL. Oui et selon le parcours et l’endroit d’où l’on vient, on ne voit pas l’œuvre de la même façon. Depuis que l’œuvre est installée - à peine quelques semaines - on s’aperçoit que les patients les plus valides, accompagnés ou non par des professionnels, réalisent des parcours aléatoires dans les couloirs.

VA. Quel est l’apport d’un tel projet dans un service comme le vôtre ?

CL. Il est trop tôt pour le dire. Mais ce que l’on peut noter c’est que depuis que l’on a mis en place des projets artistiques, les personnels, notamment, ont une vraie attente : ils demandent à ce que l’on continue à leur proposer des rendez-vous avec l’art. Les différents projets artistiques ont également offert des temps de dialogues qui changent les rapports avec les patients et les familles.

Delphine Belet. J’ai remarqué tout à l’heure une personne alitée qui était en brancard et qui suivait du regard les éléments au plafond, il discutait d’ailleurs de l’installation avec le soignant et le proche qui l’accompagnaient…

VA. En effet et l’impact doit être d’autant plus fort car cette rencontre avec l’art est inattendue au sein d’un environnement hospitalier. Ton travail Elsa est très fort visuellement. Cette écriture colorée n’est pas neutre dans un espace médical, elle a une telle présence. Le choix par le comité a pourtant été pris de manière unanime !

CL. Lors de la présentation de son projet, Elsa nous a dit qu’elle ne voulait surtout pas “saturer” l’espace avec la couleur, pour ne pas que cela devienne trop imposant, trop “agressif”.
La façon dont elle a présenté le parcours nous a totalement rassurés, nous avons vu qu’elle avait parfaitement compris comment elle pouvait s’inscrire dans un environnement comme celui-ci.

ET. Dès le départ en effet il y avait cette conscience. Et au fur et à mesure des visites, grâce aux différentes rencontres qui ont été organisées avec les personnels, j’ai pu mesurer l’impact que pouvait avoir l’œuvre auprès des gens. Quand on a fait les premiers essais dans les couloirs, des soignantes étaient inquiètes de la présence des dégoulinures, des coulures dans les peintures, parce que cela les renvoyaient à autre chose – notamment le sang qui coule. Je leur ai confirmé qu’il y aurait ces coulures dans l’installation finale car cela faisait partie de mon travail, mais j’ai entendu leurs inquiétudes et les ai prises en compte.
C’est une question de réglage, d’équilibre.

C’était la même chose avec la couleur rouge que j’utilise beaucoup. Je me disais qu’il fallait que je réadapte mes gammes colorées dans ces tons-là pour que le rouge ne soit pas trop présent. J’ai néanmoins utilisé des couleurs assez saturées mais j’ai introduit beaucoup de blanc. Je n’ai donc pas censuré le rouge mais je n’ai pas utilisé n’importe quel rouge. Il est présent mais il est enveloppé dans du rose, orange… il est dilué avec d’autres couleurs.
Le contexte entraine une perception différente des couleurs, mais en même temps je ne pouvais pas censurer des couleurs essentielles à mon travail.

VA. Tu évoquais l’utilisation du blanc tout à l’heure que tu as introduite dans ta palette, cela entraine la présence de tons plus clairs que ceux que tu utilises habituellement.

ET. Cela fait deux trois ans que j’ai introduit le transparent dans les installations. La lumière sur ces surfaces fait que la couleur est plus claire ou plus lumineuse. Ici je ne pouvais pas jouer avec la lumière de la même manière, donc j’ai utilisé le blanc pour éclairer les couleurs.

DB. Dans les premiers dessins du projet, tu souhaitais faire évoluer les gammes chromatiques de manière progressive dans l’espace du service : commencer par du jaune pour évoluer lentement vers du vert, etc…. Et finalement tu as fait évoluer différemment ces passages d’une teinte à une autre.

ET. J’ai accéléré les progressions de couleurs, car je trouvais que cela manquait de dynamisme. La couleur se propage plus rapidement dans la version réalisée. Chaque couloir est ainsi investi par un dégradé qui s’interrompt, laissant les autres espaces poursuivre l’évolution des teintes, sans que cela ne se termine, permettant une circulation sans fin. Des correspondances se créent ainsi entre les différents couloirs, et même d’un bout à l’autre du service en jeu de miroirs.

VA. Tu as redessiné les espaces et caractérisé les différentes unités avec des gammes colorées adaptées.
Dans l’ensemble du service, le rythme d’espacement entre les panneaux est toujours identique, mais tu n’as pas combiné les éléments de la même façon ce qui crée à chaque fois une identité différente par unité. Tu as créé ainsi des perspectives intéressantes : lorsque l’on aborde les couloirs il y a un jeu sur la profondeur qui est vraiment intéressant.

CL. Qui efface l’aspect clinique du lieu.

VA. Si dans les couloirs tes peintures ont été réalisées sur des bâches en PVC, pour le salon des familles tu as peint directement sur les briques en verre bleu avec des étudiants de l’Ecole des beaux-arts. Comment as-tu travaillé la couleur, as-tu réajusté ta gamme en fonction de ce support déjà teinté ?

ET. En effet je suis intervenue ici directement sur ces supports. Ces briques teintées ont d’ailleurs été le point de départ pour distribuer les couleurs dans le service car je savais que je ne pouvais pas mettre toutes les couleurs sur ces éléments - du rouge ou de l’orange ne pouvaient pas fonctionner sur ce bleu. J’ai donc mis en place des digressions autour des teintes bleues qui s’étendent jusqu’au vert et au rose.

VA. Quelle belle idée d’intervenir sur ces surfaces !

ET. L’idée d’intervenir sur ces carreaux est apparue très vite. Ces salons sont petits ; la transparence était sûrement un moyen de palier à ce problème, elle donnait l’impression d’ouvrir l’espace. Mais en même temps, cette transparence faisait que ces salons étaient à vue, il n’y a pas d’intimité alors que les familles en avaient besoin. Maintenant colorés, ces espaces peuvent être perçus de différentes manières : allumés ou non, les teintes changent. A l’intérieur aussi, la perception est toute autre en fonction de l’éclairage, deux sensations très distinctes utilisables différemment selon les besoins, discussion, repos…

CL. C’est vrai, d’autant plus que cette transparence entrainait de l’inquiétude. Dès que quelqu’un passe dans les couloirs, qu’une personne s’approche les familles pensent que l’on va entrer, leur annoncer quelque chose…

ET. Oui en effet et c’est pour cela que j’avais envie de recréer de l’intimité, un espace plus cocon, plus protégé, à l’abri des regards dans la couleur.

REAL/KARLA

VA. Peux-tu nous éclairer sur le titre que tu as choisi pour cette commande artistique : Real/Karla ?

ET. Je ne souhaitais pas donner un titre empruntant un nom commun. C’est souvent pour cette raison que je ne donne pas de titre à mes productions. Je voulais tout de même faire référence à l’ancrage au réel d’une proposition d’intégration d’œuvre dans un service comme celui-ci. La REA, the real.
Puis l’idée est venue de donner à cette œuvre un nom propre. J’ai fait des recherches sur la façon dans on nomme les tempêtes et les ouragans ! Cela répond souvent à des protocoles, simples, par ordres alphabétiques, des listes qui reviennent, ou des prénoms achetés par des particuliers. Certaines choses m’ont frappé, comme le fait de faire disparaitre le prénom d’une liste quand le phénomène naturel a été trop ravageur ou meurtrier. Les anticyclones sont aussi nommés sans que le grand public ne connaisse jamais leurs noms ! Une tempête, du fait de la distribution de prénoms différents entre l’Europe centrale, du nord, l’Amérique du nord, peut changer de nom au fur et à mesure de son déplacement sur le globe ! Féminins les années paires, masculins les années impaires ou inversement ! Etc…
C’est une histoire riche, et vieille comme les premiers trajets en bateaux par la mer. Ça me plaît beaucoup de raccrocher mon projet à cette forme de dénomination qui évoque des images d’éléments naturels en mouvement…

Ce procédé nominatif, a été officialisé en Europe suite à la proposition d’une étudiante berlinoise dans les années 1950 : Karla. Je choisis ce prénom pour nommer mon travail dans le service de réanimation médicale, habité par de nombreux visages, passés ou à venir, au travail, en visite ou de passage.

© Adagp, Paris