Chausser grand
VOYAGE INITIATIQUE
Basket : le mot claque dans la bouche, dynamique comme le sport éponyme. Et lorsqu’on pense à une paire de baskets, on induit souvent la marche et le rythme, l’allure véloce, le ressort !
On chausse ses baskets pour traverser confortablement l’espace, lentement ou à toute allure, et pour sentir le sol. Celles que Delphine Lecamp a choisies pour modèle furent acquises à San Francisco. Trois mois durant, elles portèrent les pas de l’artiste dans la ville, à la rencontre de paysages et d’oeuvres qui l’ont beaucoup influencée et qui continuent de le faire. Ces chaussures consignent ainsi une histoire, en soi. Un voyage.
OBJET DU SIÈCLE
C’est un leitmotiv chez Delphine Lecamp : le vêtement nous ramène au corps et à la définition des identités.
Les baskets se forgent ici un féminin Baskettes - comme une déclaration faite à un soulier qui n’est pas précisément considéré au départ comme celui de la féminité. De sa naissance dans les années 20-30 avec l’émergence du caoutchouc jusqu’à sa démocratisation dans les années 80, la basket est devenue un accessoire de mode ultime chez les sneaker addicts contemporains désormais hommes ET femmes. En reposant cette question du genre, Delphine Lecamp taquine peut-être la persistance des vieux stéréotypes — quand féminité rime avec talons aiguilles et cambrure exacerbée du pied. Elle rappelle en écho une autre histoire, celle que la psychanalyse écrivit sur ce sujet : dans Trois Essais sur la théorie sexuelle1
, Freud associe le pied au « substitut du phallus de la femme », symbole de puissance pour créature sans pénis. En couvrant ce pied d’un accessoire esthétique, la femme le sort de sa fonction organique pour en faire un objet de désir. Mine de rien, l’oeuvre Baskettes souligne en creux le parcours historique et culturel d’un objet révélateur : un outil de libération du corps, un moyen de flouter les genres, un fétiche sexué qui peut devenir art.
POLITIQUE ET MERVEILLEUX
Dehors, on a tous aperçu au moins une fois des vêtements abandonnés, qui sont parfois des « pelures » de SDF : ici une vieille parka, là une paire de baskets, ailleurs un amas de couvertures… Cette image intime qui imprime le spleen de nos villes a aussi inspiré l’artiste pour sa sculpture, pensée dès l’origine à destination de l’espace public. Il est intéressant de noter que l’implantation de l’oeuvre s’est faite en deux temps : présentée en mai 2013 sur la place du Colombier à Rennes, une seule Baskette interroge alors un contexte urbain métissé (mix de centre commercial et de logements sociaux, lieu de passage et de brassage des populations). À ces vêtements de rebuts, oubliés ou délaissés par leurs propriétaires marginaux que la société aimerait mieux ne pas voir, Delphine Lecamp donne en quelque sorte une représentante géante - Baskette syndicale, geste politique. Dans un second temps, la paire des Baskettes trouve sa location définitive : le parc du Berry, à Villejean, nouvel espace vert de 45 000 m2 prêt à accueillir sportifs ou flâneurs. Entre un terrain de foot et une aire de jeux, la sculpture se leste de nouvelles connotations, sans doute plus légères et ludiques. Demeure le mystère de sa présence polysémique, pleine de potentiel narratif étant entendu que la mesure du merveilleux se prend volontiers à la faveur d’une spectaculaire rupture d’échelle. Sans conteste, la mutation de l’objet vers le monumental libère une pensée magique propre aux contes : devenu lilliputien, le promeneur rêve de géants.
ACIER BIEN TREMPÉ
La pratique de Delphine Lecamp s’ancre dans un médium (l’acier) et une technique sculpturale extrêmement physique. L’énergie pure (corps et électricité) que requiert ce travail mérite d’être soulignée à nouveau, dans ce qu’elle implique en temps et en industrie lourde, mais aussi en posture esthétique. D’une chaussure synonyme de légèreté, l’artiste mime tous les replis de la toile, l’élasticité d’une semelle sillonnée de lignes, l’empreinte du temps sur l’usure des surfaces mimétisme trompeur, jouant à rebours des préjugés liés au matériau viril qu’elle utilise. Car la délicatesse du traitement épouse ici la pesanteur extrême, deux visages pour un seul médium que l’artiste s’échine à « décadrer » sans cesse. Le sculpteur Richard Serra a un jour déclaré : « Le poids est pour moi une valeur, non qu’il soit plus contraignant que la légèreté, mais j’en sais davantage sur le poids que sur la légèreté. »
Il semble bien que Delphine Lecamp leste ses sculptures d’une valeur similaire (physique et symbolique) mais plébiscite également l’apparence du léger au propre (sa minutie du détail) comme au figuré (son choix d’un objet pop et usuel). Émotionnellement et sensuellement, ce que l’artiste nous raconte du vêtement, du corps et de la sculpture tire pourtant sa dynamique de cette série de contradictions. Si ce n’est qu’entre gravité et légèreté, parcours intime et espace public, irrévérence et mélancolie, Delphine Lecamp ne choisit pas : elle prend tout et voit grand.
Eva Prouteau, 2013
- Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, traduction de Philippe Koeppel, collection “Folio essais”, Gallimard, 1989. ↩