Charlotte
Vitaioli

MÀJ . 17.10.2024

Le chant des corbeaux

2016

Le Chant des Corbeaux est une auto-fiction en noir et blanc, un Road Movie aux allures de thriller. L’action a lieu dans un espace enneigé et s’articule autour de la quête de trois valises qui apparaissent tout au long du film. Le choix de tourner dans la neige s’apparente au territoire lunaire et rappelle l’étendue du désert en faisant écho aux codes du Western. Ce décor vient accentuer la dimension fantastique et favorise la trame romanesque du récit. Si le désert est un lieu de toutes les souffrances dans le Western traditionnel, il est également le refuge des hommes en fuite et de tous ceux qui rejettent la civilisation. Cette dimension traduit le besoin de disparaître, de se retrancher du système.

Le Chant des Corbeaux aborde la notion d’échappatoire, de besoin de grands espaces propre au Road Movie. Dans le film, les costumes acquièrent un statut narratif qui remplace le dialogue. La structure des vêtements est étudiée en fonction des différentes thématiques que l’on retrouve tout au long de l’histoire. L’oppression, la menace de mort et la liberté, interagissent sur les protagonistes et s’incarnent par des codes vestimentaires de sources multiples, mêlant les genres et les cultures. Ce mélange des genres également exprimé par les décors et les accessoires, conduit le récit dans un contexte spatio-temporel non-défini, et flirte avec le fantastique.

Le film termine comme il a commencé. Il faut le concevoir comme une tranche de vie. Nous sommes toujours sur la route, et les mêmes personnages se poursuivent ou peut être s’accompagnent. Le début et la fin se confondent, les routes se ressemblent et ne mènent nulle part. Plutôt qu’une ligne, il faut considérer l’histoire comme une boucle où l’on retrouvera éternellement les mêmes questionnements. Comme dans le film Macadam à deux voies de Monte Hellman qui se termine sur l’embrasement de la pellicule, ce n’est pas l’histoire qui s’achève mais la caméra qui arrête de tourner. Il y a un avant et un après, le film n’est qu’une séquence dans une histoire.

Charlotte Vitaioli et Joachim Monvoisin

Le chant des corbeaux
Film, noir et blanc, 2016, 23 mn
Production 36secondes / Youpi Banga / IdeaLuv

Captures écran du film

Entretien avec Mo Gourmelon de Saison Vidéo, Roubaix

Charlotte Vitaioli et Joachim Monvoisin travaillent ensemble, clairement pour la réalisation du film Le chant des corbeaux, 2016, mais pas seulement. Ils ont tous deux une pratique qui s’approche, dirions nous se convoite, se croisent et parfois se confondent. Ils s’attachent donc à la conjonction « et » plutôt qu’au logogramme « & » qui les contraindraient à une pratique commune. Ce qui n’est pas le cas et permet d’un projet à l’autre mené ensemble d’appréhender le rôle de chacun.

Mo Gourmelon : Lors de notre première rencontre vous me présentiez le carton d’invitation de votre exposition « Dessiner les tropiques » faisant suite à une résidence de création au relais culturel de Flers en Normandie. Vous tiquiez face à votre présentation Joachim Monvoisin « & » Charlotte Vitaioli et non pas la conjonction « et » que vous auriez préférez. Pouvez-vous nous en préciser la subtilité ? Comment vous êtes vous rencontrés ? Comment est née votre première collaboration ?

Joachim Monvoisin et Charlotte Vitaioli : La raison de notre collaboration est née d’une recherche similaire autour de la notion de narration que nous développons chacun dans nos pratiques respectives. Nos champs artistiques ont en commun, d’emprunter au cinéma, à l’imagerie populaire, à l’histoire de l’art et aux sciences humaines. Un panel de références qui nous est propre, puisant toujours dans la mémoire collective, nous conduisant à faire des allers-retours entre une imagerie pop et un langage vernaculaire.

Notre première collaboration a été la production d’une auto-fiction réalisée sous la forme d’une édition de dessins, dans lesquels nous nous amusions à nous représenter dans des univers fantasmagoriques. Intitulé « Les Vacances de L’amour », ce travail se déploie comme une frise chronologique, où nous évoluons de l’enfance à l’âge adulte en toute complicité. Cinq ans plus tard, nous imaginions « Le Chant des Corbeaux », afin de faire suite au travail d’auto-fiction que nous avions amorcé avec « Les Vacances de L’amour ».

Le choix de réaliser un film, aborde le sujet de l’auto-fiction avec les techniques du cinéma, permettant de brouiller les pistes des possibles, par des jeux de trucages, de lumières et de découpages. En dehors de ces deux projets qui nous ont réuni autour de la question de l’auto-fiction, nous poursuivons une recherche séparée. Par ailleurs, nous postulons parfois sur des résidences de création ensemble, unis par des affinités autant artistiques que personnelles.

Enfin, la conjonction de nos deux noms par le « et » sous entend une collaboration ponctuelle entre deux artistes. Tandis que l’esperluette, crée une entité artistique représentée par deux personnes.

MG : Est-ce à dire que « Les Vacances de L’amour », est une production d’école ? Peut-on dire que c’est avec la notion de couple que vous avez délibérément décidé de jouer ? Le couple étant cette entité à la fois complice et dont les modalités de fonctionnement échappe parfois aux personnes extérieures. Il crée cette unicité qui pour vous serait un passage pour vous inventer des rôles, et raconter des histoires ? J’en profite pour signaler que vous avez étudié tout deux à l’EESAB – Quimper. Comment avez vous vécu ces 5 années de formation.

JM : « Les Vacances de L’amour » est en partie une production d’école. En partie, car Charlotte était en 5eme année des Beaux-Arts, tandis que j’avais terminé mes études et ne vivais plus à Quimper. Oui, la notion de couple est centrale dans ce travail. À cette période nous ne vivions pas dans la même ville, cela a certainement accru l’imaginaire de ce projet dans lequel nous nous inventions une vie parallèle.

Ces cinq années aux Beaux-Arts ont été aussi importantes sur plan créatif, qu’humain. Du fait de sa petite taille, l’École de Quimper est un lieu de convivialité où l’on passe beaucoup de temps. La ville n’est pas particulièrement étudiante. Il n’y rien d’autre à faire, qu’habiter, investir l’école, qui en devient un réel espace d’échange.

MG : Comment est née l’intrigue du film Le Chant des Corbeaux ? Et comment à partir d’elle avez vous forgé vos deux personnages ? On sent que toute la trame dramatique repose sur leurs incarnations, par des regards, des interprétations de signes ponctuant l’espace et scandant leur déplacement.

CV JM : Le projet de réaliser un Road Movie nous a été impulsé par l’acquisition d’une Gnome et Rhone, moto de collection des années 50. Nous l’avons entreposé dans notre atelier, Joachim a essayé maintes fois de la réparer/bricoler et nous l’avons beaucoup observé. En réalité, elle n’a jamais vraiment fonctionné et nous n’avons pu en profiter qu’à travers notre imaginaire. C’est à partir de là, que nous avons eu le désir de faire un Road Movie où nous pouvions mettre en exergue tous nos fantasmes.

Le projet fut donc d’imaginer une œuvre dont le point de départ serait cette moto en quête de déplacement. La moto nous semblait incarner une forme d’autonomie, la possibilité de se déplacer, de partir, sans contrainte, la liberté. Au début, nous ne savions pas réellement ce que nous voulions raconter.

Durant près d’un an, nous avons exploré, décortiqué des Road Movies accompagnés par les écrits de Jean-Baptiste Thoret. Nous avons aussi redécouvert les Westerns Spaghetti des années 60. Des films qui nous ont touché dans leur approche critique du monde, teintée de poésie et d’absurdité. Nous avons notamment été marqué par le Grand Silence de Sergio Corbucci, où le héro mutilé évolue dans une ambiance glaçante et mortuaire, avec des montagnes de marbre semblables à des pierres tombales.

Après plusieurs mois de visionnage, le scénario du Chant des corbeaux nous est venu naturellement, sur la route des vacances. Nos personnages ont été créés à partir d’archétypes reflétant chacun une forme de mélancolie.

Au début du film, la femme à la valise porte un tailleur contraignant son corps et ses mouvements. Sa sombre silhouette, la rigidité du tissu et les formes pointues invoquent l’idée de la servitude. Dans ce vêtement, elle incarne la femme fatale, aux prises d’une situation qu’elle ne maitrise pas. La menace est symbolisée par la Simca Bagheera, qui la contraint et la dirige comme si elle était l’instrument de ses desseins.

A partir du moment où elle semble rompre avec le véhicule, son vêtement change d’aspect. Elle porte une cape noire qui rappelle le sujet de l’innocente jeune femme en fuite, propre aux romans gothiques. La cape noire incarne également l’image anthropomorphe de la mort, comme pour annoncer une destinée tragique. Cette idée nous a été inspirée par le personnage de William Blake dans Dead Man de Jim Jarmusch, ou celui-ci voit le portrait de la mort s’afficher sur son visage.

Par ailleurs, le costume près du corps qu’elle porte sous la cape, est inspiré de combinaison de super héroïne, empruntée ici à l’univers des bandes dessinées. La reprise de ce vêtement exprime l’idée de liberté, d’affranchissement vis à vis de la menace.

Le personnage masculin se trouve à mi-chemin entre un cow-boy et un dandy. Il porte des santiags, un épais costume d’hiver ainsi qu’un pantalon à carreaux. (Clin d’œil au film New York Gang, de Martin Scorsese)

Nous avons voulu imaginé un être fugitif, un peu désabusé menant une vie isolée dans un territoire extrême et qui semble auto-suffisant dans son rapport au monde. Voyageur solitaire, son seul bien matériel est sa moto, renforçant l’idée d’autonomie et de liberté. (Easy Rider, Dennis Hopper).

MG : L’élaboration des costumes aux angles appuyés et des accessoires, mallettes, tout aussi anguleuses, auxquels répond sans doute le choix de la matra simca pour ses lignes si marquées, mais aussi la dimension sculpturale de la moto, font de ces objets des entités qui gagnent en autonomie et peuvent être exposés tels quels. Aviez-vous des films d’artistes en tête ou des films tout court ?

CV JM : Beaucoup d’oeuvres nous ont marqués, parfois pour des micros détails… Par exemple le film La Mariée était en noir de Truffaut, a été le déclencheur pour la création des costumes féminins. Les objets énigmatiques de la gravure de Dürer, Melancholia et le monolithe de 2001 L’Odyssée de l’espace nous ont inspirés le design des mallettes.

Le fait que l’on ne sache jamais ce qu’elles contiennent tout en étant le moteur de la narration est une idée qui vient du film The Limit of Control de Jim Jarmush. Le décor du saloon au début du film, a été vaguement imaginé en fonction de la loge noire dans Twin Peaks.

La moto fût pensée comme un objet unique (cher à l’univers custom des bikers) dont la ligne peut renvoyer à différentes époques. Easy Rider de Denis Hopper et Two-Lane Blacktop de Monte Hellman ont renforcé notre envie de créer un véhicule principal entièrement customisé de manière artisanale.

Le choix de la Simca Bagheera fût en partie dû au hasard mais correspondait tout à fait au type de voiture que nous cherchions : une voiture futuriste d’une époque révolue, accentuant ainsi l’absence de repères temporels. Il se trouve que les 3 véhicules du film sont en plastique (résine polyester), chose relativement rare pour des véhicules anciens., En plus de les rapprocher du point de vue du medium, cela leur donne aussi un caractère plus artisanal qu’industriel.

MG : Vous nous apprenez que le film s’est construit progressivement avec à la clé des costumes, des rôles, des formes bien arrêtés. Le film semble construit comme une boucle prête à se rejouer indéfiniment comme s’il n’y avait pas de dénuement. Avec vos images en tête et vos formes structurées, avez vous procédé à des ajustements au moment du tournage, confrontant tout simplement vos prévisions aux paysages traversés : montagnes neigeuses puis plage étendue.

CV JM : Le film n’a ni début, ni fin, et il n’est qu’une séquence dans une histoire hors champs.
Les personnages restent sur la route, comme si leur destin en était fait ainsi. Sur la dernière image du film, une voiture blanche surgit à l’écran juste avant le noir du générique, impliquant une confrontation éternelle entre la menace et les personnages. C’est un type de fin brutale qu’on peut retrouver dans les séries pour donner envie d’en voir d’avantage (Cliffhanger). Ici il n’y a pas forcément de suite, l’histoire se prolonge sans nous.

Il y a évidemment eu quelques ajustements lors du tournage. Nous avons tourné en extérieur, en hiver, sous la neige, cela représente les pires conditions de tournage que l’on puisse avoir. Mais étonnamment, il y a eu très peu de changement par rapport à notre story-board qui était bien détaillé. Nous avons néanmoins dû jongler avec les moments enneigés, et les moments sans neige, afin de ne pas avoir de faux raccord au montage. Certaines scènes ont aussi été raccourcies lorsque les conditions étaient trop extrêmes pour continuer à tourner (notamment certaines scènes à moto sans casque sur la route verglacée, ou bien lorsque le matériel vidéo givrait littéralement…

Suitcase, 2015
Costumes, décors et storyboard
Vues de l'exposition Galerie des Petits Carreaux, Saint-Briac

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Storyboard du film

© Charlotte Vitaioli / ADAGP, Paris