Catherine
Rannou

21.11.2022

Texte de Rafael Magrou

Revue critique sur le dessin contemporain n°3
Printemps - Été, 2010

L’ordinateur n’a pas d’états d’âme et s’avère être incapable de rendre compte de la sensibilité d’une pensée, de la perception d’un site, de la traduction d’un programme, de l’articulation spatiale et de l’anticipation des pratiques et des usages. Seul l’œil humain, relié au cerveau — notamment à celui, averti, de l’architecte — percevra la nature de l’horizon, la texture de l’air,l’épaisseur du vécu. La main qui trace, au trait tremblé, parfois grossier, participe de cette émotion, traduisant une certaine
sensorialité des lieux, relatant les pulsations du corps, révélant le souffle instillé dans un projet.

Tout le monde s’accorde pour définir le dessin en architecture comme une représentation technique d’un bâtiment qui, associé à d’autres types de représentation, permet une compréhension de ses caractéristiques. Les codes sont universels afin de rendre les informations explicites aux initiés. Le dessin d’architecture se doit d’être une mise en application de principes géométriques, de considérations esthétiques et d’exigences pratiques. Heureusement, il n’est pas cantonné à ce seul mode informatif.
Il peut être sensible, évocateur ou encore se révéler abstrait, affirmer une dimension artistique sans être toutefois illustratif. Il peut également relever d’une dimension fictionnelle.

Du gribouillage au plan d’architecte

Observez les dessins de Frank O. Gehry : il présente un gribouillis à ses collaborateurs et ceux-ci doivent faire preuve de beaucoup d’imagination pour traduire cette gestuelle graphique en espace. Quant à Zaha Hadid, elle à atteint le panthéon des architectes par ses dessins. Ses tracés tendus, acérés, dynamiques, évoquent les flux, les efforts musculaires de l’architecture et de son environnement. Ils expriment une énergie fulgurante.

Néanmoins, ces architectures en mouvement, fournies par des représentations en 2D — inscrites dans la lignée des futuristes italiens et de leur amour de la vitesse ont perdu leur puissance évocatrice et se sont figées lors du passage à l’acte constructif.
Lebbeus Woods1 a lui aussi imaginé des architectures hybrides où des « corps squelettiques » permettent d’accrocher des systèmes autonomes sur les façades de bâtiments existants. La science-fiction est à l’embrasure de la porte ; les organes de Woods semblent se déplacer tels les aliens de l’artiste suisse HR. Giger

De l’esprit du lieu, support de la recherche

Le dessin n’est pas seulement un motif pour exprimer l’architecture. Il est d’abord ce médium qui permet de s’emparer de l’esprit du lieu — le genius loci — et de développer une architecture en adéquation avec les éléments du site et du programme, afin d’atteindre un confort d’usage signifiant.
Pierre Riboulet, architecte de l’hôpital Robert-Debré à Paris (1980-1988), a ainsi réalisé un ouvrage contant au jour le jour ses hésitations, ses tâtonnements quant à la manière de construire l’énorme vaisseau qui abrite aujourd’hui des enfants en soins intensifs2 .

À l’aide de nombreux croquis, ajustements et renversements révélant son cheminement pour atteindre l’expression la plus juste et techniquement la mieux appropriée au programme et au site, l’architecte élabore un carnet de croquis, témoignage de ses recherches. Une leçon d’architecture,quoi que l’on pense du style et du phrasé typologique final.

Du crayon à la souris

Avec le temps, et surtout avec les outils informatiques, le crayon échappe à l’architecte. Il est devenu un corps étranger.
La souris et le clavier ont remplacé le geste. Désormais, l’ordinateur réfléchit d’ailleurs à la place du concepteur On est loin des bâtisseurs de cathédrales porteurs d’une réelle vision de l’espace.
Ces visionnaires étaient alors associés aux tailleurs de pierre, maîtres en stéréotomie, l’art de tracer et de découper les pierres selon des figures géométriques complexes et de les emboîter les unes aux autres pour atteindre la transcendance.
Les abbayes cisterciennes — Sénanque, Silvacane, Le Thoronet — en témoignent avec magnificence. Lire ou relire Les Pierres sauvages de Fernand Pouillon revitalise cette tradition perdue3 , Les pierres sont aujourd’hui taillées par les machines ou sont coulées en béton dans des coffrages mécaniques. L’homme perd la main, et avec cela, il perd l’observation, l’acuité et l’habileté de proposer des lieux adaptés aux besoins, procurant un confort d’usage.
La forme prime sur la fonction. Heureusement, certains outils numériques, logiciels de 3D et autres stéréolithographies4 apportent leur bénéfice à l’œuvre. D’abord les industriels, ensuite
les artistes — tels les Psychoarchitectures (2008) de Berdaguer & Péjus, objets en 3D issus de tests psychologiques ; ou la série dite Les Architectes (2009) de Xavier Veilhan, sculptures rendues possibles grâce au scanner 3D, supplantant l’atelier de portraits —, puis les architectes, pour leurs maquettes, font usage de ces outils numériques performants. La souris et ses extensions numériques autorisent, en un temps record, ce que seul le crayon, via le dessin, qu’il soit perspective ou axonométrie, ne peut concurrencer Cependant, sans trop vouloir forcer la nostalgie, un certain retour vers le passé est nécessaire, voire instructif : Louis Kahn dessinait aussi parfaitement de la main droite que de la main gauche ; Frank Lloyd Wright saisissait d’un coup de maître le trait et la technique de ses réalisations. L’architecte était. alors respecté pour cette maîtrise des outils et des codes, et partant, de l’espace.

De la tradition orientale

La tradition du dessin — bien qu’en voie de disparition demeure encore vivace en Orient. L’architecte chinois Wang Shu, sensible à la perte des traditions de son pays, pratique le dessin d’architecture comme la calligraphie. C’est chez lui un acte quotidien. Un apprentissage de tous les jours. Dans le processus de conception, il cherche, tâtonne, expérimente, esquisse, croque pendant plusieurs mois jusqu’au jour Au bon jour Celui au cours duquel il réalisera, d’un seul trait et en quelques heures, le projet. Comme l’écrivain — qu’il est aussi — il saisit son outil et, sans s’arrêter, accouche du projet final. Un acte extrêmement proche de la méditation, du zen. Toute la sensibilité de l’auteur, puisée au plus profond de lui, est exprimée dans les pleins et les vides, les déliés de cette calligraphie destinée à être construite.

Antarctique, autres codes graphiques

Cas à part. Cas d’étude. Celui de l’architecte Catherine Rannou5 . De ses deux séjours en Antarctique, territoire sans repères, elle a rapporté des traces, des prélèvements de ce continent hostile à tout établissement de vies humaines, à tout écoumène social6 .
L’extrême est son territoire de prédilection et de recherche. Il y à quinze ans déjà, lors d’un séjour à Sarajevo au lendemain de la guerre des Balkans, elle avait pris conscience de la disparition de la notion d’abri, sans cesse fragilisé et défragmenté par les obus et les tirs. Son diplôme abordait également un territoire invisible à l’œil mais cohérent pour l’esprit: celui des aveugles.
Dans cette perspective, l’Antarctique est le hors-territoire par excellence, le white out7 permanent où cette architecte ressent le besoin de relever des signes. Sauf qu’ici, terre et ciel se noient mutuellement. Seules quelques constructions en préfabriqué organisent la vie des stations scientifiques. Posés presque au hasard, ces modules sont installés sans plan d’aménagement, sans réflexion sur leur implantation, réalisée dans l’urgence. À l’exception du plan technique de chaque station, il n’y a ni rue, ni route. Tout est voué à disparaître sous l’effet des tempêtes de neiges qui gomment toutes traces, au sol comme dans l’épaisseur du manteau glacé. De même, les données GPS ne cessent de changer puisque la couche de glace qui recouvre le continent bouge continuellement. La coupe géologique est également en permanente modification. La coupe, cet outil magnifique et indispensable à l’architecte, est ici bouleversée !
Ainsi faut-il revenir aux outils rudimentaires pour inscrire les codes géographiques, pour imprimer et s’imprégner de l’espace. Dès lors, les outils sont choisis : le papier calque, translucide, est associé au stylo-feutre, marque indélébile. Ensemble, ils permettent de combiner des informations plurielles ; ils fonctionnent comme le nécessaire de survie de Catherine Rannou. L’intérêt de cette technique réside dans la possibilité de superposer les calques.
Avant l’apparition des logiciels informatiques de composition en trois dimensions, l’architecte (ab)usait heureusement du papier translucide, non seulement pour composer les plans successifs des étages de chaque bâtiment, mais également pour faire correspondre les coupes et les lectures en arraché de l’édifice. L’exercice nécessitait une gymnastique cérébrale, développait des connexions synaptiques neuronales particulières.

Le dessin, outil d’arpentage. L’usage de la main

Catherine Rannou tient à maintenir cette maîtrise de l’espace comme du temps ; un contact entre la pensée et le tracé, la surface et le sensoriel, le trait et son sens. À titre d’exemple : un trait légèrement courbé sur une page blanche évoque pour les résidents de la base Dumont d’Urville, Terre Adélie, un cheveu de l’artiste sur la surface immaculée de la feuille. Ce trait, unique, tracé en une seule respiration, représente en réalité le trajet qu’effectue le raid cargo de ravitaillement entre les stations scientifiques Dumont d’Urville et Concordia, distantes d’environ mille kilomètres. Jamais les résidents n’avaient visualisé ce tracé- trajet. D’autres « cheveux », comme au sortir de la douche, représentent les chemins, les déplacements réalisés chaque jour, sur un lieu qui ne possède ni rue, ni place, ni entrée ni sortie.
Ces arabesques fournissent la dimension humaine, celle qui n’apparaît sur aucun plan technique des stations. Avec une certaine naïveté, à la manière des enfants qui font le parcours
de leurs maisons, générant une autre couche de lectures et de codes, ces dessins révèlent la dimension humaine de lieux battus par les vents catabatiques8 , Extraits de la dimension technique, ils proposent une abstraction de ces arpentages, de ces déplacements qui semblent incohérents. Ils sont cependant logiques, à l’image de ceux que nous effectuons dans la rue, dans la ville, à la campagne, à la fois libres et contraints. Ce sont des raccourcis de la pratique spatiale et des extensions de l’esprit, rendus possibles grâce à la main, à l’outil, à la pensée. Un autre registre du dessin d’architecte. Nécessaire et intimement humain.

Roven, Revue critique sur le dessin contemporain n°3
(Printemps - Été), 2010
Texte de Rafael Magrou
PDF à télécharger :
texte-de-rafael-magrou-roven-revue-critique-sur-le-dessin-n-3-printeps-ete-2010.pdf

  1. Architecte américain né en 1940. Voir son site Internet : www.lebbeuswoods.net
  2. Pierre Riboulet, Naissance d’un hôpital : journal de travail, Besançon, L’Imprimeur,
    1994, 133 p.
  3. Rédigé en prison par l’architecte Fernand Pouillon, Les Pierres sauvages (Paris,
    Seuil, 1964, 240 p.), prix des Deux Magots 1965, est le journal fictionnel d’un moine bâtisseur cistercien concevant et réalisant, au XIIe siècle, l’abbaye du Thoronet.
  4. La stéréolithographie est la concrétisation en 3D de formes complexes à partir de la polymérisation de résine par laser.
  5. Voir son blog : http://catherine-rannou.blogspot.com
  6. L’écoumène est une notion géographique désignant l’ensemble des terres
    anthropisées, soit habitées soit exploitées par l’homme.
  7. L’expression anglaise white out désigne l’état de vision réduit lors de tempêtes
    de neige (NdIÉ).
  8. Le terme « catabatique » vient du grec katabatikos qui signifie « descendant la
    pente ». Le vent catabatique est typique de l’Antarctique, de l’Arctique ou du
    Groenland et peut atteindre une vitesse supérieure à 300 km/h. Il est produit par le
    poids d’une masse d’air froid qui dévale un relief géographique (NdIÉ).