Du sous-réalisme
On ne sait pas bien de quand date le départ, peut-être un peu avant 1960. L’engin sur lequel nous sommes embarqués est parti de Cap Canaveral. Le décollage a été lent, au début notre véhicule s’est élevé doucement, très doucement et pendant longtemps nous ne savions pas si nous étions partis ou non, si nous étions encore sur terre ou déjà dans l’espace ; mais le ciel, ceci dit, le ciel bleu où flottent les gros nuages blancs, ce ciel où volettent les oiseaux, notre ciel, est à la fois la terre, encore la terre mais déjà un peu l’espace… C’est pour cette raison qu’il est difficile de dater le départ, de savoir quand, exactement, nous nous sommes séparés de la terre. Peut-être ne suffit-il pas seulement de partir pour réellement quitter, encore faut-il être totalement détaché et se retrouver dans un état de non retour ?
Enfin, désormais c’est une évidence, tout autour l’espace est noir et seulement de loin en loin ponctué d’étoiles. Curieusement, nous avons beau nous enfoncer jamais elles ne se présentent ; tout comme l’horizon, jadis, quand nous avions un horizon, ces étoiles reculent au fur et à mesure que nous en approchons.
Nous avons quitté la terre et toujours une larme affleure à ma paupière quand j’écris cela parce qu’un regret me pince le cœur ; la nostalgie du sol, à la fois dur et souple, des étendues diverses et des reliefs variés ; des climats changeants puis des chants du vent et des ondes qui nous entouraient où que nous trouvions, nous donnant un goût de solitude sans jamais nous abandonner dans cette solitude ; la terre, celle qu’alors je ressentais dans mes mains et dans ma bouche, jamais plus nous ne la verrons. Depuis le temps que nous sommes partis, même par les hublots nous ne la voyons plus. Cette boule bleue est loin maintenant, perdue tout comme nous dans l’univers. - Et le regret est renforcé par les derniers instants où nous aurions pu l’apercevoir, que nous avons négligés tant nous étions occupés par notre véhicule et préoccupés par notre avenir… qui était pourtant facile à prévoir si nous y avions réfléchi un peu sereinement ; mais voilà, nous étions inquiets et l’inquiétude rend aveugle. De plus la multitude des interrogations face à notre avenir - qui peut se résumer à une seule : Où allons-nous ? - paralyse notre pensée si bien que tout est bon à prendre pour nous divertir et faire passer le temps. - Mais le temps lui-même, dans l’espace, hors de tout système, n’a plus de raison d’être… N’ayant plus le soleil cher à notre corps nous ne répondons plus à l’usure (…)
Bruno Di Rosa Extrait du texte publié dans Sans niveau ni mètre. Journal du Cabinet du livre d’artiste n°24 à l’occasion de l’exposition Relecture consacrée à Bruno Di Rosa, 2012