Antoine
Dorotte

04.06.2015

Move it piano

Move It Piano, 2009
Film 16mm, projecteur boucleur, eau-forte et aquatinte sur zinc, led rvb, plaque 15 x 20 cm,
avec la participation du Fresnoy, studio national des arts contemporains et de la DRAC Bretagne.

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Vues de l’exposition Les Combinaisons Noires à la galerieACDC, Bordeaux, 2009.

Venus in surf

Dans sa série documentaire sur l’histoire du cinéma américain, Martin Scorcese définit une catégorie de cinéastes comme des «contrebandiers». Sous le couvert de genres très codifiés – film noir, western… ces réalisateurs de séries B développaient des thématiques et des styles à contre courant du mainstream. Le temps du code Hayes est bien loin, mais je me plais à voir en Antoine Dorotte un avatar moderne de ces contrebandiers, qui subvertirait les poncifs immédiatement identifiables du cinéma, de la bande dessinée, de la gravure surtout, et, à travers elle, de toute une histoire de l’art occidental. Ce processus de détournement/réanimation de formes bien établies, qui pourrait apparaître comme une constante de son travail, l’avait déjà amené à opérer, image par image, une variation sur la rixe au couteau de West Side Story : ce furent les quelques deux cents plaques gravées de Sur un coup d’surin. Son nouvel opus remonte encore plus loin dans le temps : Move it piano réutilise et amplifie certains des paramètres du précédent dispositif, en passant des 50’s hollywoodiennes au serial années 10 (ce stade pré-industriel du cinématographe qui semble s’accorder à sa façon quasi artisanale de travailler), et du support DVD à la pellicule – tout ça afin de faire jouer Musidora dans un surf movie. (…)

Qui Quoi Quand Où ? Une fois encore nous sommes pris dans un jeu de miroirs conçu pour égarer le spectateur. Irma Vep a délaissé les toits de Paris pour les vagues du Pacifique, mais c’est encore sur du zinc que s’inscrit sa silhouette ; sa combinaison noire hésite entre soie et néoprène ; et difficile de distinguer ce que son rictus doit à l’effort sportif, du jeu expressionniste de l’actrice : mystères du surf mode 1900… Plutôt que les collages pop, le procédé rappelle ceux mis en oeuvre par Max Ernst dans ses albums ou les transitions entre plans d’Un chien andalou : jouer des superpositions et des doubles sens, masquer les raccords. Mais Musidora ne fut-elle pas une égérie des surréalistes?
De nombreux aspects de cette oeuvre semblent renvoyer à ce mouvement, aujourd’hui mal aimé mais qui a irrigué toute une moitié du XXème siècle : la femme sirène, qui ne surgit des vagues que pour y disparaître à nouveau ; la vampiresse, femme fatale au loup noir et à la dague affûtée. Ajoutez à cela le goût de la belle image, Méryon, Bresdin et le Vieil Océan déchaîné - nous avons là tous les éléments d’un dix-neuvièmisme exacerbé. Grave ! Une jeune et sensuelle évadée du confessionnal des pénitents noirs en cavale. Attention ! elle est armée d’un couteau. Cependant, quand les surréalistes réactivaient des mythes anciens par une forme moderne, Antoine D., à l’inverse réinvestit des techniques classiques pour reprendre de façon presque mimétique une vidéo piquée sur internet - car c’est de glisse qu’il s’agit ici, comme d’une sorte de figure de style new-look.
Pas question de s’appesantir sur une image, un pic chasse l’autre, la brièveté de la boucle le souligne. L’objet film est issu de la chaîne de montage rationnelle d’un seul ouvrier. C’est une mécanique où viennent se confondre le gravage monomaniaque d’une plaque presque identique à la précédente et bien peu différente de la prochaine, le ressac de l’océan et la boucle filmique finale. Ni fondu, ni montage : le 3×6 peut être harmonieux, le cut final n’a rien de discret et si l’héroïne se contorsionne dans une écume que chacun(e) interprètera à sa guise, l’arrière-plan rappelle plutôt Tintin. Quelle histoire ç’aurait pu être… mais non. C’est l’exotisme sans le récit, les Caraïbes sans les pirates et une stricte combinatoire vient régir le projet. Tel les vampires de Feuillade, gangsters qui n’ont rien de surnaturel, l’auteur s’avance masqué. Anagrammes et cryptogrammes qui servaient de ressorts aux rebondissements des Yeux qui fascinent, fondent la trame (mi-secrète, mi-apparente au travers des intertitres) du projet. La gravure, image par nature renversée, devient le lieu du négatif - négatif de l’image et envers du décor, lointain reflet d’un récit suggéré.
Malgré cette volonté mécaniste, une mélancolie certaine se dégage des images - ce qui reste un paradoxe pour du surf, même si l’on est passé du fluo au noir et blanc, au gris surtout, ce gris diffus des aquatintes. L’oeuvre oscille donc entre romantisme et détachement ironique, sentiment océanique et parodie. Ne faut-il donc voir ici que la volonté de teindre les cocotiers en noir – que ce soit par spleen ou pour se gausser de la carte postale ? Cette ambivalence qui était traitée sur le mode du combat dans Sur un coup d’surin prend ici le surf pour métaphore. Peut-être peut-on voir ces deux oeuvres comme les expériences d’un moderne Frankenstein : tantôt des rings où l’on ferait revivre les morts pour mieux les tuer, tantôt d’étranges sessions oscillant sur la crête entre Hawaï et ouija.

Tangi Belbeoc’h

Antoine Dorotte © Adagp, Paris