Jacques
Villeglé

05.02.2012

Villeglé / Lemée

Contribution de l’artiste Jean-Philippe Lemée au dossier de Jacques Villeglé

Eh oui ! d’après Villeglé, 2000
Série de 6 éléments, acrylique sur toile, 110 x 130 cm
Œuvre de Jean-Philippe Lemée

Je dois beaucoup à Jacques Villeglé et je connais plus d’une personne qui diraient de même. Nous nous sommes rencontrés en 1978 alors que je travaillais à un mémoire de maîtrise sur « les Actions-Spectacles des Nouveaux Réalistes ». J’avais 20 ans, un âge où le fait de côtoyer des personnalités aguerries a toute son importance. Jacques avait eu la gentillesse de répondre de façon détaillée à un questionnaire le concernant et il m’avait invité à le rencontrer pour mieux faire connaissance. Une telle facilité de contact faisait chaud au cœur du jeune étudiant de province que j’étais. Il faut dire que Raymond Hains, François Dufrêne, Pierre Restany et même Arman ou Christo avaient eux aussi grandement facilité mes recherches à la même époque, à tel point que j’en arrivai à définir le Nouveau Réalisme comme un « mouvement généreux ». À ma grande surprise, ces artistes se prêtaient au dialogue et semblaient même le rechercher. Certains d’entre eux, Jacques y compris, étaient alors un peu au creux de la vague mais, plus tard, j’ai eu maintes fois l’occasion de constater leur naturel sens du contact et leur infatigable disponibilité. De plus, Villeglé comme Hains n’ont jamais renié la Bretagne et ils ont toujours gardé, d’une manière ou d’une autre, physiquement ou conceptuellement, un pied dans la région.

À l’époque, je louais un petit appartement à Paris et cela a grandement facilité des rencontres répétées avec Jacques. Au restaurant, c’est lui qui payait, de même que Raymond Hains le dépensier. Il est difficile de raconter à quel point ces relations ont « accéléré » ma connaissance de l’art, de ses acteurs, des anecdotes multiples du milieu. J’ai écouté Jacques parler pendant des heures, raconter « l’Autre Face de l’Art » (comme disait Pierre Restany), commenter les événements, l’histoire du Nouveau Réalisme et de lui-même. Son goût pour les relations épistolaires complétait, à coups de lettres, de cartes postales ou autres documents, mon apprentissage de l’art d’aujourd’hui.

Un peu plus tard, alors que je travaillais à un doctorat sur le happening et l’art de l’action en France, Jacques Villeglé m’adressa une lettre mystérieuse : « Venez me débarrasser des documents qui encombrent mon atelier, vous prendrez ce qui vous intéresse… » . En effet, il avait tenu promesse au delà de mes espérances et je fis chez lui une moisson étonnante de documents dont un bon nombre - telle l’intégrale ou presque des catalogues de la galerie Sonnabend - ont une valeur historique importante. C’est à cette époque que nous sommes passés au tutoiement. Au début des années 80, j’ai écrit quelques articles sur son travail ou sur les affichistes et j’ai participé à quelques projets, généralement en « sous-marin ». Je jouais par ailleurs régulièrement le rôle de chauffeur pour Jacques lorsqu’il venait dans l’ouest de la France. En Bretagne ou à Paris, nous nous voyions souvent.

Graduellement, dans les années 80, Jacques et les Nouveaux Réalistes gagnaient en notoriété sur la scène de l’art… tandis que j’amorçais pour ma part un virage personnel important qui consistait à passer du discours sur l’art (je n’ai été qu’un critique « naissant ») à la production d’art. Jacques Villeglé a certainement contribué à ce passage, lui qui me faisait entendre de plus en plus nettement « la voix des artistes ». Comme Brodhaerts en son temps, je me disais que « moi aussi je pouvais faire de l’art ».

Est-ce un hasard ? Toujours est-il que ma dernière intervention en tant que commentateur de l’art fut l’organisation en 1989 d’une exposition réalisée pour le Frac Bretagne sur le thème des affichistes, Villeglé, Hains et Dufrêne. Le sous-titre de l’exposition était « Le Quarantenaire de l’affiche lacérée » et faisait écho aux cérémonies nombreuses proposées alors dans le cadre du Bicentenaire de la Révolution française. Coïncidence (« La coïncidence, Hains y danse » disait François Dufrêne), j’ai réalisé ma première toile dans l’atelier d’un copain le … 14 juillet 1989. Véridique ! Bicentenaire pour la Révolution, Quarantenaire pour les affichistes, An zéro pour moi …

Quel est le rôle de Jacques Villeglé dans cette affaire ? Eh bien, il a été un déclencheur de ma carrière artistique, mais aussi une influence déterminante. Le « lacéré anonyme » devient chez moi… le « copieur anonyme » et l’idée « d’arranger » la création anonyme ou collective trouve sa source dans la mise en avant de « l’expressivité du réel » chère aux Nouveaux Réalistes. Villeglé transforme des lacérations du tout venant en des œuvres « présentables » et je mets en scène - avec quelques coups de pouce - des dessins qui peuvent être faits par n’importe qui. Avec mes « Tableaux Faits Main », j’ai toujours pensé que je me situais dans la continuité des affichistes, et de Villeglé en particulier. Hains voulait présenter « des affiches aussi belles que des peintures abstraites » : quant à moi, je ramène dans le champ de la peinture certaines problématiques des Nouveaux Réalistes, artistes de l’objet. Ma manie d’historien de l’art consistant à voir tout l’art comme un grand livre sans fin, fait de chapitres se complétant les uns les autres, explique certes bien des choses, mais je dois beaucoup à Jacques pour ce qui est d’agir et de penser comme un « artiste intermédiaire entre le public et l’art ».

Ainsi, Jacques s’est trouvé être deux fois mon inspirateur : lors de mes études et dans la revendication, finalement, du statut d’artiste. Pour insister sur ce fait, j’ai même réalisé en 2000 une série de toiles d’après une affiche de Jacques présentant en son centre un grand « Oui » encore bien lisible malgré les déchirures. Pour insister sur la continuité historique, j’ai intitulé l’ensemble « Eh Oui ! D'après Jacques Villeglé ». Inutile de dire que le « ravisseur d’affiches » s’est montré enchanté par cette appropriation d’un artiste breton par un artiste breton.

Une anecdote, pour finir. En 1982, j’ai acheté une petite affiche lacérée de Jacques Villeglé et une autre de François Dufrêne peu avant sa mort. En 1990, j’ai revendu les deux affiches près de dix fois plus cher , ce qui m’a permis de produire à mon tour une bonne cinquantaine de toiles ! Ici intervient un principe ou un mécanisme sur lequel j’ai beaucoup médité, celui de la « Multiplication des Pains ». Faire « plus » à partir de « moins »… le Maître Villeglé doit bien comprendre ce que j’entends par là ! En toute modestie bien sûr…

Jean-Philippe Lemée, 2011.