Jacques
Villeglé

05.02.2012

Collections en Bretagne

Œuvres de la Collection du Frac Bretagne

Villeglé a répertorié ses affiches lacérées selon plusieurs volumes qui précisent leur thématique.
Rue de Tolbiac, le crime ne paie pas, appartient à la section de “la lettre lacérée”, période (1949-1962), durant laquelle l’artiste collecte surtout des affiches où prédominent des mots fragmentés, entremêlés, d’une lisibilité incertaine. Le titre, qui semble tout droit sorti d’une série noire, résonne comme un clin d’œil à l’ami écrivain Léo Malet. La palette réduite à trois couleurs, rouge, noir, jaune, renforce la présence entrechoquée des lettres.
La forme particulière du tondo lui confère cependant un caractère d’exception.

Rue de Tolbiac - Le crime ne paie pas, Sous-titre : “Pathé-Journal”, 1962
Tondo, Affiches lacérées marouflées sur bois
Profondeur : 4 cm, diamètre : 111 cm
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne
Boulevard de la Villette, mars 1971
Affiches lacérées marouflées sur toile, 148 x 152 cm
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne

Boulevard de la Villette est inventorié dans le tome “Graffitis politiques ou autres” et révèle justement l’intérêt de l’artiste pour le hasard des lacérations anonymes qui brouillent ou accentuent la clarté des messages politiques : ainsi, la rencontre insolite d’un fragment de photographie aux symboles hautement patriotiques, renforcée par la proximité des mots populaire et national, et d’une pin-up, stéréotype parfait d’une publicité racoleuse.

Rennes / Montparnasse, 12 juin 1987
Affiches lacérées marouflées sur toile, 211 x 358 cm
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne
Rennes / Montparnasse, 12 juin 1987
Affiches lacérées marouflées sur toile, 211 x 358 cm
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne
Rue du Grenier Saint-Lazare, 1975
Affiches lacérées marouflées sur toile, 85 x 116 cm
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne
Rue du Grenier Saint-Lazare, 1975
Affiches lacérées marouflées sur toile, 85 x 116 cm
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne

Classé dans le volume “la peinture dans la non peinture”, Rue du grenier Saint-Lazare provient d’un ensemble réalisé à la faveur de campagnes d’affichages consacrées à l’exposition qui clôt en 1975 la série l’Hourloupe du peintre Jean Dubuffet.

Intervention boulevard du Palais à Paris, 1982
Photographie noir et blanc, 62 x 82 cm
Collection FRAC Bretagne
Photos : Frac Bretagne

Les graphismes socio-politiques sont retournés à leur inscription première, dans le paysage urbain, lors de plusieurs actions réalisées par Villeglé dont témoignent les prises de vues réalisées à Rennes et à Paris en 1982.

Lycanthrope, 1992
Peinture sur tissu, 275 x 266 cm
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne

Frappé par leur prolifération à l’occasion du voyage du président Nixon à Paris, il entreprend de les recenser pour constituer un alphabet de graphismes socio-politiques, revu et corrigé à sa manière. Le Lycanthrope est celui qui se prend pour un loup. Celui-ci, figure mythique du prédateur, qui de ses griffes acérées, lacère les proies, serait aussi le gardien du sens caché de ce cryptogramme, exigeant de son lecteur une mémoire exaltée, une hypermnésie. Villeglé dit, non sans ironie, vouloir se réincarner en loup, insistant par ailleurs sur la présence bien réelle du loup-garou dans le monde poétique.

Alphabet, 2002
Sérigraphie sept couleurs sur papier Arches
76 x 57 cm /80, Impression Jean Villevieille, Nîmes. Edition CQFI, Nîmes
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne
Opération quimpéroise - Rond-Point Chaptal, août 2006
Affiche lacérée marouflée sur toile, 190 x 120,5 cm
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne

L‘“Opération quimpéroise” consiste en la production d’une affiche conçue spécialement par la graphiste Véfa Lucas tirée sur papier de six couleurs “fluo” différentes et en son affichage - à la fois sauvage et sur seize panneaux électoraux municipaux - entre juin et août 2006 dans la ville de Quimper. L’artiste a ensuite procédé à l’arrachage et au choix parmi celui-ci de vingt-huit affiches de formats divers.

Chaos (Saint-Briac), 2003-2009
Reproduction photomécanique, impression sur bâche, 680 x 500 cm
Collection FRAC Bretagne
Photo : Frac Bretagne

Le Frac Bretagne possède aussi quelques croquis et tapuscrits de Villeglé :
Des Réalités Collectives, 1957, 5 feuillets tapuscrits avec retouches écrites et collages, 5 x (27 x 21 cm)
Hypnagogoscope, 1982, Croquis techniques réalisés par Jacques Villeglé pour illustrer l’article de Jean-Philippe Lemée “Raymond Hains, Jacques Villeglé, de Rennes à Milan”
La Salle Hippie, Comparaison 1968, août 1984, Deux feuillets tapuscrits, 2 x (29,7 x 21 cm)

Collection Musée des Beaux-Arts de Rennes

Les Nymphéas, novembre 1957
Affiches lacérées marouflées sur toile, 38,5 cm x 247 cm
Collection du Musée des beaux-arts, Rennes

Les Nymphéas de 1957 est probablement l’oeuvre la plus importante de la période de ” La lettre lacérée ” qui, de 1949 à 1962, réunit des affiches où la lettre, rendue illisible par les lacérations, devient un élément purement abstrait. Entièrement typographiques, les affiches de cette courte période, recouvertes et déchirées chaque jour, révèlent leurs multiples couches semblables et décalées, dans un dialogue souvent monochrome.
C’est avec Les Nymphéas que ce jeu de la lettre illisible approche de plus près la peinture abstraite. Les grandes lettres bleues dansent dans l’oeil du spectateur comme les nymphéas dans les toiles liquides de Monet, dans un format gigantesque qui n’est pas sans rappeler cette oeuvre exceptionnelle.Les nouveaux concepts typographiques qui marquent l’affiche dès 1964 rendent les collectes de Villeglé radicalement différentes. L’homogénéité de l’écriture disparaît, l’impression de all-over qui marque Les Nymphéas ne se retrouvera plus jamais.
Boulevard du Montparnasse de 1964, présent dans les collections du musée permet de saisir cette évolution et de montrer deux moments de l’art de Villeglé.

Boulevard du Montparnasse, 4 juin 1964
Affiches lacérées marouflées sur toile, 97 x 130 cm
Collection du Musée des beaux-arts de Rennes

Lieux, personnes, temps
Raymond Hains, Jacques Villeglé et la collection du Frac Bretagne
Texte de Catherine Elkar

Lieux, personnes, temps1

Raymond Hains, Jacques Villeglé et la collection du Frac Bretagne

Le hasard, la rencontre et le cheminement caractérisent les démarches de Raymond Hains et de Jacques Villeglé. Point de hasard cependant dans la présence de ces deux artistes dans la collection du Fonds régional d’art contemporain de Bretagne dès l’année même de sa création en 1981 ; mais une rencontre forte, structurante et un cheminement de concert toujours actuel. Décrire la collection, tenter d’écrire son histoire sans référence à l’un ou à l’autre, à leur influence commune, au cercle de leurs amitiés artistiques reviendrait à vider l’entreprise de sa substance.

Le projet originel du Comité technique du Frac Bretagne, emmené par Jean-Marc Poinsot alors qu’il enseigne l’histoire de l’art contemporain à l’Université de Haute-Bretagne tout en exerçant la mission de Conseiller pour les arts plastiques à la Direction régionale des Affaires culturelles de Bretagne (organe déconcentré et encore jeune du Ministère de la Culture en région) est de façonner une collection dont la personnalité sera établie par un double ancrage, historique et géographique. N’oublions pas que les Fonds régionaux d’art contemporain, s’ils associent la Région et l’Etat dans leurs modes de financement et de fonctionnement, résultent d’une décision politique nationale, qu’ils sont créés dans le même temps (en réalité entre 1981, pour le premier c’est-à-dire le Frac Bretagne, et 1984) et dotés, quel que soit leur lieu d’implantation, des mêmes missions. Du programme d’acquisition dépend la spécificité et la pertinence de chacun d’eux dans le continuum des collections publiques.2

En Bretagne, c’est une réflexion approfondie sur le contexte artistique dont chaque membre est un acteur de plus ou moins long terme3 qui conduit le Comité technique à choisir deux lignes de force : les années cinquante et soixante comme point de départ chronologique et, sans systématisation, les liens des artistes avec la Bretagne, que ceux-ci en soient originaires, y travaillent ou encore que cette relation soit le fruit de séjours plus ou moins prolongés.

C’est ainsi que Jean-Marc Poinsot se rend auprès de Raymond Hains. Celui-ci vit à l’époque à l’hôtel Molière à Paris et finit par extraire de sous son lit une dizaine de gouaches - étonnamment rescapées de ses vagabondages - ayant servi au film abstrait réalisé avec Villeglé entre Paris et Saint-Malo, Pénélope (1950-1953), ainsi que quelques affiches en sérigraphie éditées à l’issue de ses années vénitiennes et conçues à partir des couvertures des catalogues de certains pavillons nationaux des Biennales de 1964 et 1966. Ce butin peut paraître bien maigre, il s’agit pourtant d’un trésor au regard de la fantomatique présence de l’artiste dans les collections publiques françaises. Il faut aussi mesurer le défi qu’il y avait à convaincre Raymond Hains de confier ses œuvres à une ébauche de collection, lui qui ne comprend les objets et les images que comme les éléments d’un récit toujours à faire et considère la notion de rétrospection comme éminemment suspecte. La rencontre avec Jacques Villeglé est plus simple dont la démarche historienne4 rejoint le projet du Frac Bretagne. L’accord se fait sur Rue de l’Echaudé Saint-Germain (1965) alors que, selon un témoignage de l’artiste5 , il y a de par le monde seulement une vingtaine de musées qui possèdent en 1979 une ou plusieurs de ses œuvres. Les débuts du Frac interviennent en effet après quelques trente années d’activités artistiques au cours desquelles les œuvres de Hains et de Villeglé ont connu une postérité variable. Il y a désormais de nombreux ouvrages monographiques ou relatant l’aventure du Nouveau Réalisme qui permettent une lecture informée de cette période. Rappelons toutefois que la première acquisition d’une affiche de Jacques Villeglé a été effectuée en 1970 par le Fonds national d’art contemporain (pour le Musée National d’art moderne) ou que, pour s’en tenir au contexte régional, il n’y a eu à ce jour que deux expositions personnelles de Raymond Hains en Bretagne : la première, en 1949, montre des photographies hypnagogiques au sein de la petite - mais ô combien fameuse - librairie Les Nourritures Terrestres à Rennes, et la seconde, en 2003, « Raymond Hains, la Boîte à fiches » au Musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc à l’initiative du Frac Bretagne et de la Galerie du Dourven. Si aujourd’hui Hains et Villeglé sont indiscutablement deux figures majeures de la scène nationale et internationale, cela n’apparaissait pas avec autant d’évidence il y a vingt-cinq ans ; ce point mérite d’être souligné qui donne sens à la juste intuition du Comité technique et au travail d’édification de la collection. L’histoire de celle-ci s’est tissée de nouvelles rencontres, d’itinéraires croisés avec les deux artistes, elle s’est ouverte à ceux qui les accompagnent, avec lesquels ils échangent et partagent ou partagèrent des projets. Cette histoire est celle des acquisitions successives mais aussi des expositions - bilans, perspectives, paysages - qu’elles soient organisées par le Frac Bretagne ou par d’autres acteurs en région.

Dans les biographies de Hains et de Villeglé, l’histoire commence de manière parallèle : tous deux sont nés en 1926, l’un à Saint-Brieuc, l’autre à Quimper, tous deux s’inscrivent à l’Ecole des Beaux-arts de Rennes où, en 1945, ils se reconnaissent et se lient d’une amitié toujours vivace. Jean-Philippe Lemée6 a bien décrit leurs premières expériences personnelles et communes, à Nantes et Saint-Malo. L’installation à Paris, dès octobre 1945 pour Hains qui assiste Emmanuel Sougez au service photographique de la revue France-Illustration et définitivement en 1949 pour Jacques Villeglé, leur permet d’assouvir une curiosité qui n’a d’égale que la pauvreté de l’information artistique dont ils disposaient jusqu’alors. Ils entreprennent un tour méthodique des galeries parisiennes qui aboutit à la rencontre avec Colette Allendy, déterminante en ce qu’elle sera la première à les exposer7 et à les mettre en contact avec les œuvres de Kandinsky, Arp, Miro ou encore du groupe Cobra et des personnalités comme Antonin Artaud, Camille Bryen. Ce dernier se prête volontiers à la déformation de son poème phonétique Hépérile « dépossédé par une trame de verres cannelés de sa signification première ».8 Hépérile éclaté paraît en 1953 : c’est la première et, à ce jour, la seule édition commune de Hains et Villeglé.9

En 1984, le Frac Bretagne acquiert un ensemble de dessins et de peintures de Camille Bryen (Nantes, 1907-1977, Paris), artiste dont l’importance tardait encore à être reconnue. Depuis l’avant-guerre, il tend à explorer les mêmes contrées que ses plus jeunes amis : génial touche-à-tout, il manifeste de l’intérêt aussi bien pour la lettre et l’écrit que pour une reconsidération des catégories esthétiques. Auteur de « L’Aventure des objets »10 , il navigue aussi aux franges du Surréalisme, et sera après-guerre le tenant d’une peinture abstraite informelle. Il est donc piquant qu’il entre dans la collection du Frac Bretagne sous les doubles auspices de ses liens avec Hains, Villeglé, Dufrêne, mais aussi comme partie prenante de l’Abstraction lyrique

défendue par un autre Breton, Charles Estienne, et sous le signe duquel un grand nombre d’œuvres - peintures et encres sur papier de Tal-Coat, Jean Degottex, Simon Hantaï, René Duvillier, Marcelle Loubschansky11 …figurent dans la collection.

A partir de 1982, Françoise Chatel anime à son tour le Comité technique du Frac Bretagne. Elle rencontre François Dufrêne pour évoquer l’acquisition d’une œuvre, acquisition jugée cohérente et indispensable à l’ensemble déjà constitué avec Hains et Villeglé. C’est en février 1954 que ceux-ci font la connaissance de François Dufrêne, jeune lettriste dissident qui les présente à Yves Klein, Pierre Restany, Jean Tinguely. Et c’est en 1957 qu’accompagnant Raymond Hains aux entrepôts Bompaire, il invente les dessous d’affiches : « Les dessous d’affiches tirent leur beauté et leur pouvoir du fait que deux réalités s’y confondent dans un même « enregistrement » : celle (externe) des lettres et des images qui composent l’affiche, et celle (interne) du mur sans lettres et sans images. Etranges noces du langage et du mutisme […] »12 . Dufrêne, cultivant plaisamment sa différence, ne s’en remet pas au « lacéré anonyme » célébré par Villeglé mais déchire, gratte les couches de papier jusqu’à ce que le résultat lui convienne. Ce mode opératoire justifierait le titre de l’œuvre acquise en 1982 pour le Frac Bretagne : Encore (1965), obtenue par prélèvement successif du papier, encore et encore….

Afin de compléter les œuvres acquises en 1981, Françoise Chatel oriente le Comité technique vers l’acquisition d’une tôle de Raymond Hains, qui, pour reprendre la terminologie de l’artiste, constitue bien son « emblème », son abstraction personnifiée tels les rayures pour Daniel Buren, le O pour Olivier Mosset ou encore le pot de fleur pour Jean-Pierre Raynaud. Le choix se porte sur Géo 2 (1959) de belles dimensions. L’information manque sur les circonstances de son ravissement et sur son titre si ce n’est qu’une tôle jumelle, précisément intitulée Géo 1 (1960), participait à l’exposition devenue historique « Beautés Volées »13 dont, en particulier, le propos tendait à démontrer l’originalité profonde et quelque peu masquée par le concept de Nouveau Réalisme des démarches de Dufrêne, Hains, Rotella et Villeglé.

En 1982, Jean-Louis Connan et Alain Garo créent Art Prospect une association visant à introduire l’art contemporain dans l’espace public par l’utilisation du réseau d’affichage Avenir publicité. Il font appel à Jacques Villeglé qui propose La Guérilla des écritures, texte composé de graphismes socio-politiques, nouveau langage de signes qu’il met au point depuis 1969 à partir des graffiti urbains. Intervenant à Rennes dans le quartier du Colombier alors en chantier (1er février 1982) et à Paris, boulevard du Palais (juin 1982), cet affichage donne lieu à deux photographies-constats rehaussées à l’encre par l’artiste, présentées en 1993 dans l’exposition organisée par Marc Dachy pour la deuxième biennale de Lyon « Et tous ils changent le monde ». Elles sont désormais conservées dans la collection du Frac Bretagne.

Quelques dates encore permettent d’évoquer les cheminements parallèles ou croisés de Raymond Hains et Jacques Villeglé avec le Frac Bretagne ainsi que la fonction essentielle de leurs œuvres au sein de la collection.

Rennes est, en 1985, le théâtre d’une grande opération Villeglé, à travers trois expositions simultanées, initiées par l’Université pour célébrer le centenaire des premiers écrits d’Alfred Jarry.14 Cette date coïncide avec le dixième anniversaire de la collecte par Villeglé des affiches annonçant l’exposition de clôture, au Centre national d’art contemporain à Paris, du cycle de l’Hourloupe de Jean Dubuffet. Intitulée « Le Retour de l’Hourloupe », cette manifestation a lieu à la Maison de la Culture tandis que la Galerie Art & Essai de l’Université présente « Les Affichistes selon Villeglé », comme son titre l’indique, un choix de l’artiste lui-même parmi ses œuvres, celles de Raymond Hains et François Dufrêne et que, troisième étape, le Frac Bretagne propose au Triangle une évocation des années soixante. La préface du catalogue a été confiée à Bernard Lamarche-Vadel, qui, quelques années plus tard consacrera à Villeglé une monographie comportant l’un des entretiens les plus éclairants de l’artiste.15 Cet ouvrage tient lieu de référence lorsqu’en 2001, le Comité technique d’achat du Frac Bretagne entreprend d’enrichir significativement la présence de Villeglé dans la collection.16

« Murmures des rues » est le titre générique d’un projet ambitieux qui vise à reconsidérer les pratiques des Affichistes - au sens large puisque l’étude s’attache aux démarches de Mimmo Rotella et de Wolf Vostell, en plus de celles de François Dufrêne, Raymond Hains, Jacques Villeglé, - et à les mieux situer dans l’histoire de l’art de l’après-guerre en Europe. Le propos

est mené grâce à trois expositions aux thématiques complémentaires et d’un catalogue17 par les étudiants de la Maîtrise des Sciences et techniques « Métiers de l’exposition », formation créée quelques années auparavant à l’Université de Rennes 2 par Jean-Marc Poinsot. Trois thèmes donc présentés en trois lieux : l’historique, à la Galerie Art & Essai, replace le contexte d’apparition des œuvres de chacun des artistes ; les éléments constitutifs du langage, au Musée des Beaux-arts, permettent de rendre compte des actions opérées sur la lettre, le signe et la phonétique ; la rue, à la Galerie du Théâtre National de Bretagne, montre comment les artistes utilisent ce lieu comme un nouvel espace de création18 . Cette manifestation d’ampleur est l’occasion d’accrocher le spectaculaire MOT NU MENTAL de François Dufrêne aux cimaises du musée et de mettre en évidence toutes les facettes - affiches, blanks, pages de magazines, poèmes phonétiques - du travail de Rotella qui, pour le vernissage, fera le voyage de Milan à Rennes.

Gilles Mahé est, depuis 1992, directeur de l’Ecole intercommunale de dessin du bocage vitréen lorsqu’il est invité par le Frac Bretagne à réaliser une exposition personnelle au centre d’art contemporain de La Criée à Rennes en 1996. Il songe immédiatement à un travail récent Prix choc dont le point d’origine est une trouvaille faite à Rennes19 et dont le processus associe étroitement Jacques Villeglé, auquel l’attache une ancienne et joyeuse complicité. La déchirure est la notion-clé qui articule ici le travail collectif. Mais Gilles Mahé ne s’arrête pas là : il tient à faire à son ami une place plus « nominative » et à ce qu’il présente des œuvres de son choix : parmi celles-ci Rennes/ Montparnasse, une grande affiche lacérée de 1987 qui rejoint la collection du Frac Bretagne. « Gilles Mahé et Jacques Villeglé : Prix choc, Opération monochrome Mahé-Mahé, Lacérations et graphismes socio-politiques »20 , titre à tiroir, se lit comme la généalogie de la fabrique de l’exposition mais aussi comme une métaphore éloquente de la manière dont Gilles Mahé concevait son rôle d’artiste.

Un esprit particulier, marqué par une légèreté non dénuée d’humour et de sérieux, semble former le point commun entre quelques artistes plus ou moins proches de Raymond Hains et de Jacques Villeglé. Cet esprit est ce que cherche à capter l’exposition organisée par Emmanuel Latreille au Frac Bourgogne en 1998 et titrée avec un brin de provocation : « L’Avant-garde est-elle bretonne ? »21 Elle réunit Jean-Yves Brélivet, Jean-Philippe Lemée, Yvan Le Bozec, Gilles Mahé, Pascal Rivet, Yves Trémorin, David Zérah, soit des artistes d’orientations et de générations fort différentes, et bien sûr, Raymond Hains et Jacques Villeglé, moins comme des figures tutélaires que comme de véritables et précieux interlocuteurs. La logique associative recoupe ici l’un des modes conducteurs de la collection, en partie intuitif, qui procède par affinité.

Trois institutions conjuguent leurs efforts en 2001 pour restituer à l’œuvre de Gil J. Wolman sa place véritable. Les « Ex-positions » proposées par le Frac Bourgogne (« Wolman sépare tout »), l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Dijon et le Musée de l’Objet à Blois (« Comment taire ? ») retracent l’itinéraire de cet artiste volontairement discret, fondateur de l’Internationale lettriste avec Guy Debord, poursuivant solitairement, après le fracas de la rupture, un travail où la déchirure, la « séparation », joue un rôle central. La proximité de certaines de leurs recherches ainsi que l’amitié qui le lie à Dufrêne et à Villeglé conduisent le Frac Bretagne à faire, en 2003, l’acquisition de trois œuvres d’une subtile originalité.

Depuis « L’hommage au marquis de Bièvres »22 en 1986 , les grands récits de Raymond Hains s’élaborent essentiellement au moyen des expositions. La photographie s’avère le support le plus adéquat pour déployer sa forme de pensée même si ses premières tentatives, les photographies hypnagogiques, ne tendent à constituer qu’une étape en vue du cinéma23 et qu’elle intervient depuis 1976 comme le strict équivalent visuel d’un fragment de discours. Pour encore en souligner l’importance, il convient de rappeler que le seul texte jamais publié de Raymond Hains est un article paru dans la revue Almanach Prisma et intitulé « Quand la photographie devient l’objet » (1952). Le triptyque à la coquille Saint-Jacques rejoint la collection en 1995, habile et drôle variation sur le thème du coquillage où l’artiste intrique les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle, un hommage à Mimmo Rotella et une célèbre enseigne de carburant. L’exposition au Musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc durant l’hiver 2003-2004 permet à l’artiste de mettre au jour toute une matière jusqu’alors en filigrane dans ses discours, la matière de Bretagne. Le travail approfondi sur les souvenirs d’enfance, les grands hommes - et femmes - dont l’histoire a croisé son chemin, a donné lieu à la production d’une exposition largement inédite et demeurée pour sa plus grande part dans la collection. Le titre, « Raymond Hains, la Boîte à fiches » fait référence au système de catalogage mis au point par Louis Guilloux et en partie adopté par l’artiste pour ses notes de lecture de même que le « Dossier confidentiel » - titre d’un roman de l’écrivain briochin - livre une notion-clé du projet, analogie de l’entrelacs des faits historiques et des réminiscences personnelles propres à Raymond Hains.

Ces quelques dates, parmi d’autres, sont les indices de la conjonction profonde entre le Frac Bretagne, Raymond Hains et Jacques Villeglé. 1981 marque le premier de ces moments de rencontre essentiels et fondateurs. Leurs œuvres, ouvertes et complexes, soutiennent le projet de l’institution, elles en établissent la base et le développement. N’était-ce pas d’évidence et pouvait-on en attendre moins de Raymond Hains, le rapprocheur d’images et de Jacques Villeglé, l’artiste collectionneur ?

Catherine Elkar, octobre 2005
Texte notamment publié dans le catalogue Gli affichistes tra Milano e Bretagna
Les affichistes entre Milan et la Bretagne, Galleria Gruppo Credito Valtellinese, Refetterio delle Stelline, Milan, 2006

  1. Ce titre est emprunté à Pier Paolo Calzolari qui, autrefois et en compagnie d’autres personnes, partagea un appartement avec Raymond Hains à Bologne.
  2. Ce sera l’un des arguments développés par Dominique Bozo en 1986 pour la défense des Frac.
  3. En 1980-1981, le « Comité technique », qui ne porte pas encore ce nom, opère au sein du Conseil d’administration du Frac Bretagne. Outre Jean-Marc Poinsot, il est composé de Françoise Chatel, responsable des expositions à la Maison de la Culture de Rennes, Françoise Daniel, conservateur du Musée des Jacobins de Morlaix et Claude Huart, directeur de l’Ecole des Beaux-arts de Lorient.
  4. Il publie son premier texte en 1958, Des Réalités collectives, Grammes n°2, Paris : Ed. du Terrain Vague.
  5. Villeglé : défense d’afficher, Saint-Brieuc : Centre d’Action Culturelle de Saint-Brieuc, 1979
  6. « Raymond Hains, Jacques Villeglé : de Rennes à Milan » / Jean-Philippe Lemée, in Arts de l’Ouest : études et documents, n°2, 1983 p.83
  7. « Loi du 29 juillet 1881 ou le lyrisme à la sauvette » : Paris, Galerie Colette Allendy, 24 mai-1er juin 1957
  8. Urbi & Orbi / Jacques Villeglé, Dijon, : Editions W, 1986, p. 47
  9. Philippe Forest, dans l’ouvrage biographique qu’il a consacré à Hains, « Raymond Hains, Uns Roman », fait un juste parallèle entre les deux entreprises communes, le film a posteriori intitulé Pénélope et Hépérile éclaté : même période d’élaboration 1950-1953, même lenteur de réalisation. On sait ce qu’il advint du premier projet resté inachevé, déterminant Villeglé à renoncer à travailler de concert avec Hains.
  10. L’Aventure des objets / Camille Bryen, Paris : José Corti, 1937
  11. En 1984, une exposition fait le bilan de cet ensemble, « Charles Estienne, une idée de nature » : Brest, Musée des Beaux-arts, 27 juin-15 octobre 1984
  12. « François Dufrêne » / Alain Jouffroy in François Dufrêne : 1930-1982, Les Sables d’Olonne : Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, 1988
  13. « Beautés volées » : Saint-Etienne : Musée d’Art et d’Industrie, 4 juin-29 juillet 1976
  14. Alfred Jarry (Laval, 1873-1907, Paris) invente le personnage du Père Ubu à partir de 1885 alors qu’ il est élève au Lycée de Rennes.
  15. Villeglé, la présentation en jugement / Bernard Lamarche-Vadel, Paris : Editions Marval ; Galerie Fanny Guillon-Lafaille, 1990
  16. Parmi les œuvres évoquées par Villeglé en réponse à la question de Bernard Lamarche-Vadel : « Si le projet vous en était proposé, comment concevriez-vous une rétrospective de votre œuvre ? » sont entrées dans la collection du Frac Bretagne : Rue de Tolbiac - Le crime ne paie pas, 1962 ; Boulevard de la Villette, mars 1971 ; et au sein du « Retour de l’Hourloupe », Rue du Grenier Saint-Lazare, 18 février 1975.
  17. Murmures des rues, Rennes : Centre d’histoire de l’art contemporain, 1994
  18. Je reprends les termes énoncés dans les documents d’aide à la visite élaborés par les treize étudiants de la Maîtrise des Sciences et Techniques « Métiers de l’exposition » pour définir les axes de la triple exposition.
  19. voir à ce sujet Gilles Mahé : monographie, Paris : Jean-Michel Place, 2004, p. 454-463
  20. Rennes, La Criée, 30 novembre-28 décembre 1998
  21. « L’Avant-garde est-elle bretonne ? » : Dijon, Frac Bourgogne, 21 novembre 1998-22 janvier 1999
  22. Jouy-en-Josas, Fondation Cartier, 1976
  23. « Obsessions, déformations et abstractions en vue du cinéma » : Paris, Galerie Colette Allendy, été 1948